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Le journal Ouest-France du 7 avril 2005 titrait : "Nucléaire : un décès lié aux radiations".

 

 

Un salarié, âgé de 50 ans, qui travaillait à l'Ile Longue est mort en 2002. Il avait été emporté en six mois par une leucémie myéloïde aiguë. Pendant quatorze ans, il avait été occupé au montage des têtes nucléaires des missiles équipant les sous-marins. En 2004 sa veuve a reçu une lettre du services des pensions de la Défense lui indiquant que la leucémie de son conjoint avait le caractère d'une maladie professionnelle et que celle-ci était consécutive à une "faute inexcusable" de l'employeur. Une reconnaissance qui valait une majoration de l'indemnisation versée à la famille. Bientôt d'autres décès seront découverts et le scandale éclatera publiquement.

 

Comment ne pas éprouver de la compassion à l'égard de ces travailleurs sciemment livrés à l'irradiation pendant les dizaines d'années de leur activité professionnelle. Cela n'empêche pas de s'interroger. Quelle satisfaction professionnelle peut ressentir un homme qui manipule à longueur de journée de tels engins. Pense-t-il parfois que l'un d'entre eux, un jour peut-être, anéantira des millions de familles innocentes. La même question se pose pour toute la chaîne qui mène jusqu'à ces missiles depuis les ingénieurs militaires du CEA qui les conçoivent jusqu'aux électroniciens qui mettent au point les systèmes du guidage qui les mèneront jusqu'à la cible. Cette chaîne a d'autres multiples maillons chez les travailleurs de l'arsenal militaire comme chez ses sous-traitants. Le drame d'une région à ce point militarisée est qu'il est difficile d'échapper à la pieuvre. Où chercher des emplois quand toute l'activité de la ville depuis plus de deux siècles est vouée aux armes. Certains, dont je suis, parmi les plus virulents critiques de cette situation ne peuvent manquer de se souvenir que s'ils ont pu faire des études et échapper à l'arsenal c'est grâce au salaire d'un père, et souvent avant lui d'un grand-père, qui y avaient été employés. Des ouvriers pour qui l'entrée à l'école des apprentis de l'arsenal (les arpètes disait-on) avait été une véritable promotion. Là est le drame de cette ville écrasée sous les bombes pendant la dernière guerre et qui fabrique aujourd'hui les armes des prochains holocaustes.

 

Pourtant on ne peut ignorer la détresse et la colère de ces employés de la la DCN (la direction des constructions navales) qui découvrent la façon dont ils ont été traités. Le 5 février 2020, le journal Ouest-France rendait compte de la double audience qui s'était tenue devant la cour d’appel de Rennes. Deux hommes sont décédés après avoir travaillé ensemble dans la base de sous-marins nucléaires de l’île Longue. Le premier d’un cancer de l’œsophage en 2010, le second d’un lymphome sept ans plus tard. Avant leur décès, ces deux hommes avaient engagé une procédure judiciaire pour faire reconnaître le caractère professionnel de leur maladie. Désormais, leurs proches ont repris le combat.

 


Une délégation des irradiés de l’île Longue était présente en soutien. En effet les premiers décès ont ravivé la mémoire de ceux qui ont travaillé dans les mêmes conditions. Ils ont obtenu le soutien de l'association "Henri Pezerat", du nom du scientifique qui a été le premier lanceur d'alerte sur le problème de l'amiante. Le lien entre irradiation nucléaire et amiante n'est pas fortuit. Plusieurs parmi ces militaires et travailleurs de l'arsenal subissent une double peine, irradiés et amiantés. Les navires militaires étant une source majeure de la pollution par l'amiante. Ces irradiés décidaient donc de se regrouper dans une antenne brestoise de l'association en avril 2013.

 

Les témoignages recueillis sur leur site (https://www.asso-henri-pezerat.org/brest/ ) ne peuvent laisser indifférent.

Ce qu'ils ignoraient c'est que les matières radioactives des têtes sont seulement couvertes d’une coque en matériau composite, laissant passer rayons gamma et rayonnements neutroniques particulièrement virulents. "Pendant 25 ans, j’ai fait des manipulations sur les têtes nucléaires, sans qu’il n’y ait jamais de mesures", raconte un appareilleur à la pyrotechnie de l’Ile-Longue. "Quand le missile embarquait à bord du sous-marin, on travaillait plusieurs heures à environ 1,5 m de la tête, pour fixer une membrane".


 

Cet autre technicien de la pyrotechnie égrène la liste de ses collègues décédés avant ou peu après leur retraite. Une étude menée, à l'initiative de l'Université de Brest sous la coordination de Jorge Muñoz enseignant chercheur spécialisé dans la sociologie du travail et les risques professionnels, confirme son propos. Les chercheurs ont répertorié 53 personnes décédées parmi les 151 anciens salariés de l'Ile Longue affectés à l'atelier de pyrotechnie retenus pour l'étude. Moyenne d’âge au décès : 62 ans. Parmi eux : 37 ont été exposés aux rayonnements ionisants et à l’amiante (RIA), 19 sont reconnus en Maladie Professionnelle pour des cancers (15) [Poumons (10) ; Larynx (2) ; Pancréas (1) ; Langue (1) ; Rectum (1)], des crises cardiaques (2), des leucémies (4), un lymphome (1).


 

Une sourde colère anime le discours. Une reconnaissance pour "faute inexcusable" de l'employeur et indemnisation ne répond pas au préjudice subi. "Ce que l'on souhaite c'est que ces gens qui nous ont envoyés là soient jugés, qu'ils aillent devant un tribunal, qu'ils répondent à nos questions. Comment fait-il qu'ils nous ont envoyés là sans qu'on le sache, eux le savaient. Il ne faut pas dire que ceux qui ont créé ces bombes ne le savaient pas. Ce ne sont pas des ignares ces gens là. Donc ce qu'on aimerait bien c'est voir ces gens là en face de nous...". Et le sentiment d'être méprisés ne s'arrête pas là. "A chaque fois qu'il y avait un décès de nos collègues ont voyait toujours le plus haut gradé qui venait. Là on ne voit plus aucun gradé à venir aux enterrements. Plus personne ne vient. Ils ne sont plus présents. Pourquoi ne sont-ils plus présents. Ce n'est pas de l'argent qu'on veut ici, c'est de la reconnaissance."


 

Comme pour les irradiés de Polynésie aucun de ceux qui savaient ne sera poursuivi et le crime restera impuni. Telle est la logique de l'omerta qui règne dans le domaine du nucléaire.

 

Voir aussi :

 

 

Brest. À l’Ile Longue, les décès précoces questionnent.

 

Cette étude qui renforce le combat des irradiés de l’Île-Longue.

 

Brest. Une étude pointe la prévalence des cancers chez les anciens ouvriers de la base nucléaire de l'Ile-Longue


 


 

 

 

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