/image%2F0978706%2F20250214%2Fob_84f68b_crozon-manifestation.jpg)
Nous présentons ici des extraits du Mémoire de recherche de Master 2 « Civilisations, Cultures et Sociétés Mondes modernes et contemporains Année Universitaire 2023-2024 » de Kerian BOUTHEMY.
A. La création d’un comité de défense.
Après l’annonce du projet suit une semaine de confusion. Une assemblée se tient à la mairie de Crozon, le 3 juillet, à laquelle participent le maire Louis Jacquin, ses adjoints Jean Rolland et Augustin Dizerbo, plusieurs notaires dont Maîtres Conan, Le Lann et Berthou ainsi que différents propriétaires et cultivateurs.
Un comité provisoire de défense des intérêts de l’Île Longue se constitue de la façon suivante : président d’honneur, Louis Jacquin ; président, Marcel Montillet ; adjoints, Luc Collet, Denis Andrieux, Alexandre Magadur, René le Loat et Henri Fouillen.
Le comité constate l'impossibilité d’une solution unique pour des gens avec des profils aussi différents que les habitants de l’Île Longue. Il rejette immédiatement le projet de relogement en habitat à loyer modéré (HLM), considéré comme une solution inadéquate. En effet, les retraités, comme les ouvriers, profitent des avantages de la culture de leur jardin ou de la pêche. C’est pour eux une quasi assignation à résidence que de se retrouver en appartement en ville. Le choix de la solution de relogement est intensément débattu lors de cette réunion. Le site de la pointe de Dinan étant peu apprécié, l’étang de Pen ar Poul, au sud de Quélern, jugé trop proche des zones militaires, chacun craint de plus une nouvelle expropriation en cas d’agrandissement de la zone d’isolement. Le délai de dix-huit mois accordé pour l’évacuation est inacceptable pour le comité et le problème de l’indemnisation reste toujours un souci majeur des habitants de l’Île Longue. Les futurs expropriés sont pris de panique et quelques-uns sortent même des panneaux « à vendre ».
La première action du comité provisoire de défense est de distribuer une fiche individuelle de renseignements concernant les habitants de l’Île Longue. Ce questionnaire permet de connaître les intentions des futurs expropriés et, par la même occasion, de connaître le positionnement de ces habitants. On y retrouve tous les sujets débattus lors de l’assemblée à la mairie de Crozon.
La presse écrite est un moyen de communication idéal pour communiquer dans les années 1960. La presse locale (Le Télégramme et Ouest-France) se fait l’écho du comité en insistant sur une juste indemnisation devant compenser l’expropriation. Le 17 juillet 1965, le maire de Crozon, Louis Jacquin, organise une conférence de presse pour faire le point sur la situation et en profite pour se poser en défenseur de tous les habitants de la presqu’île. Il revient sur les évènements passés et argumente, indiquant qu’il ignorait que la Marine avait pour projet de créer un polygone d’isolement :
« Je demandais une audience à Monsieur l’Amiral Amman, préfet maritime, qui me reçut aussitôt avec la courtoisie qu’on lui connaît et qui me mit au courant des intentions de la Marine concernant l’Île Longue et Guenvenez. Au cours de cette entrevue, il ne fut question que de l’Île Longue et d’une zone située à proximité de Rostellec pour y installer, si ma mémoire est fidèle, des immeubles administratifs et des logements pour le personnel. Il ne fut pas question d’une zone de protection, dite par la suite “zone bleue”. C’est à la réunion d’information, tenue par le préfet, en présence de l’Amiral que nous entendîmes parler, pour la première fois, de la zone jaune (zone à exproprier) et de la zone bleue (zone de protection), véritable zone “non aedificandi”. »
On peut y cerner la raison de la réaction presque indolente de la population. Une confusion aurait pu être entretenue, laissant penser que les opérations d’expropriation pourraient s’effectuer sans trop de douleur. À cela le maire répond :
« Nous sommes des gens réfléchis et avant de réagir, nous avons voulu recueillir le maximum d’informations. Il ne faudrait pas prendre pour de la passivité, ce qui est de la réflexion et de la pondération. Il n’est pas question aujourd’hui “de casser la baraque”, mais de faire le point sur cette question. Le maire de Crozon, les adjoints et tous les conseillers auront à cœur de défendre âprement les intérêts légitimes de leurs administrés. Nous avons invité les intéressés à se regrouper en une association tous les moyens en notre pouvoir. »
Une deuxième interrogation concerne l’emprise de la Marine sur la presqu’île de Crozon. Le maire veut calmer les tensions de ses concitoyens, il joue sur la relation de confiance qu’il possède avec l’Amiral Amman et ses garanties prononcés à l’égard du maire :
« Aujourd’hui l’inquiétude de la population est très grande. A tort ou à raison, beaucoup de nos concitoyens sont persuadés que cette opération n’est qu’une première étape et qu’un jour viendra où toute la presqu’île sera transformée en un vaste camp retranché, pour protéger le joujou précieux basé à l’Île Longue. Ce serait la mort du tourisme dans cette magnifique presqu’île et ceci nous ne l’accepterons jamais. M. Le préfet Maritime et M. Le préfet du Finistère nous ont déclaré et je cite textuellement leurs paroles : “Que les implantations projetées représentaient le maximum prévisible”. Je n’ai aucune raison de mettre en doute la parole de deux préfets. Je connais bien l’amiral Amman et je sais que dans toute cette affaire, il est décidé d’agir “humainement”. Il est donc indispensable que des apaisements soient donnés à la population et que ces apaisements viennent du Gouvernement. Il faut que des garanties nous soient données, en ce qui concerne le maximum prévisible. Si nous avions dans les mois à venir,la conviction qu’il existe des arrières pensées, alors il mieux tout de suite, “casser la baraque”. »
Le problème de la zone bleue est évoqué par Louis Jacquin, qui ne comprends pas l’intérêt qu’elle peut avoir sur les habitations à proximité :
« Le tracé de la zone à exproprier concernant Rostellec nous montre un tracé curieux. Il paraît impensable d’imaginer qu’il soit, dans les intentions de la Marine de construire un “rideau de fer” entre Rostellec-Village et la zone à exproprier de . Ceci m’amène à penser l’hypothèse que cette zone “jaune de Rostellec” serait destinée à l’édification de bâtiments administratifs ou à usage d’habitation pour le personnel me paraît vraisemblable. Dans ces conditions, l’on ne voit vraiment plus de raison valable pour étendre la zone bleue “non aedificandi” jusqu’aux abords du Fret. Cette zone devrait être comptée à partir de l’entrée de l’Île Longue et ne devrait en aucun cas dépasser Taladec’h. Si la Marine recule la zone bleue dans ces limites, nous commencerons à reprendre confiance et à penser qu’il n’y a aucune arrière pensée. »
Le maire propose, dans la continuité de ces paroles, que la Marine fasse des concessions territoriales à la commune de Crozon en compromis à la cession de l’Île Longue:
« Pourquoi, aussi, autour de la zone de Guenvenez, étendre la zone bleue au-delà de la route départementale Crozon-Camaret en direction de l’anse de Dinan ? Et ceci m’amène à vous parler du problème de Dinan. Cette plage est l’une des plus belles de Bretagne. Or malheureusement, elle sert de champ de tir pendant 10 mois de l’année et il est actuellement impossible de l’exploiter pour le développement touristique de la commune. Il paraît évident qu’au moment où l’on ampute la commune de Crozon d’une vaste portion de son territoire, pour créer une base logistique, on lui donne la possibilité de mettre en valeur une zone aussi intéressante que l’anse de Dinan. A l’époque atomique, il peut paraître invraisemblable, que l’on attache une importance capitale dans les milieux militaires à un champ de tir qui est et restera une source d’ennuis et de conflits. Si la Marine veut donner confiance à la population crozonnaise, qu’elle abandonne ce champ de tir, pour donner à la municipalité crozonnaise la possibilité de mettre en valeur son patrimoine touristique. »
Louis Jacquin se penche sur les problèmes des indemnisations concernant les zones jaune et bleue. Il donne l’exemple de Tignes, village de Savoie déplacé par la constructiond’un barrage EDF. En 1952 :
« En ce qui concerne la zone jaune d’expropriation, je crains que l’évaluation des Domaines ne soit pas de nature à donner les apaisements nécessaires. Et pourtant que représentera le prix des terrains en comparaison du prix que coûteront toutes les installations de la base logistique. La zone bleue est en grande partie une zone en plein développement touristique et l’on vient aujourd’hui empêcher les propriétaires de ces terrains de construire leur maison. Leur terre n’aura plus aucune valeur du fait de l’interdiction de bâtir. Il y a une véritable spoliation que l’on ne peut accepter. Pourquoi ne pas reconstruire les villages de l’Île Longue dans le secteur du Fret, comme cela se fait à Tignes ? Pour Guenvenez, la population est moins nombreuse et il devrait suffire de lui donner des fermes équivalentes dans la presqu’île. »
Pour conclure sa conférence de presse, le maire de Crozon se pose en défenseur inconditionnel des futurs expropriés de l’Île Longue, et ce jusqu’à défier la Marine :
« Avant d’évacuer la population, il faudra régler tous les problèmes (indemnisations et relogements). Si par malheur, rien n’était réglé avant le 31 décembre 1966, le conseil municipal de Crozon ne fuirait pas ses responsabilités par une démission. Il ne lui resterait que la solution de s’enfermer dans l’Île Longue avec la population et d’y attendre l’expropriation “manu militari”. »
Pourtant, les services de renseignements raillent cette déclaration du maire et indiquent dans le rapport de la conférence de presse : L’Île Longue - Fort Chabrol !!! . Si cette évocation du siège d’un immeuble parisien où en 1899 s’était retranché le président de la ligue antisémitique Jules Guérin, pourchassé par la police pour complot contre la sûreté de l’État,relève de l’ironie, elle dit cependant que l’on est bel et bien dans des problèmes d’ordre national.
La prise de position du maire peut faire figure de mot d’ordre municipal en faveur de la presqu’île de Crozon mais, surtout, des expropriés de l’Île Longue. Le maire chercherait àtrouver des futures voies électorales pour les prochaines élections municipales, en effet, lorsdes élections de mars 1965, Louis Jacquin, candidat divers droite, n’avait obtenu dans le secteur de l’Île Longue que 80 voix sur 320 votants, le principal des suffrages se portant sur la liste de gauche.
Durant la conférence, la parole est donnée aux représentants du récent comité de défense de l’Île Longue et Guenvenez, qui en plus des revendications exposées par le docteur Jacquin, exprime le désir que la Marine n’entrave pas l’ostréiculture et qu’elle ne porte pas préjudice à la pêche en rade de Brest, car cela sonnerait la fin des activités maritimes de cette partie de la presqu’île.
Pour clore la conférence, Marcel Montillet, président du comité de défense, communique les premiers résultats de l’enquête. Sur les 38 réponses, 36 familles ont exprimé le désir d’être relogées à proximité du Fret. Le comité de défense, avec l’aide de la municipalité, se met en ordre de bataille, accélérant l’information des habitants, obtenant le concours d’un juriste et organisant des réunions sur place.
25 juillet 1965, en prévision d’une rencontre avec le ministre des Armées Pierre Messmer, Suzanne Ploux, députée Union pour la Nouvelle République (UNR), gaulliste et maire de Pont-de-Buis, préside une réunion d’information chez Marcel Montillet. Elle reçoit les doléances du comité, notamment concernant les possibilités de relogement et la période des délais d’expropriation. Une question reste prégnante, celle d’être assuré de pouvoir s’installer dans la zone du Fret.
Au début du mois d’août, le comité provisoire se réunit à maintes reprises. Toutefois, des divergences de vues commencent à surgir au sein du comité. Certains habitants tentent de politiser le problème sans l’accord de la municipalité de Crozon. D'autres veulent amener la Marine à renoncer au projet.
Le 7 août 1965, lors d’une réunion chez Suzanne Ploux à Lestrevet (Plomodiern), il est conseillé au comité d’adhérer à une association parisienne d’expropriés. Mais le comité n’a pas qualité pour prendre une telle décision, tant que les membres n’ont pas été élus par une assemblée, qu’un bureau définitif n’aura pas été désigné et les statuts légalement déposés, conformément à la loi sur les associations de 1901.
Dans la suite logique, les habitants de l’Île Longue, Rostellec et Guenvenez se réunissent en assemblée générale le 15 août 1965 à l’Île Longue. Quatre cents personnes y participent. Nourri du retour des questionnaires de mi-juillet, le compte-rendu de l’assemblée générale, apporte des précisions quant au nombre de personnes résidant sur les territoires de l’Île Longue, Rostellec et Guenvenez. Sont retenues les propositions suivantes :
« - L’assemblée élève une protestation véhémente contre le projet d’expropriation de l’Île Longue, Rostellec, Guenvenez, qui constitue à son avis une atteinte caractérisée au droit de propriété reconnu par la Constitution.
- L’assemblée s’inquiète de ce projet, dont aucune notification officielle n’a encore été faite par les autorités aux propriétaires et aux locataires, qui n’ont été mis au courant que par des articles de la presse locale.
- La population de l’Île Longue, Rostellec et Guenvenez compte sur la solidarité agissante de toute la population de Rostellec et du Fret qui ne tardera pas à se rendre compte des difficultés consécutives à la neutralisation importante des surfaces de terrains. Cette opinion doit être également partagée par les communes de Roscanvel, Lanvéoc et Camaret. »
À l'issue de cet exposé, l’assemblée procède à l'élection définitive du comité de défense et à l’établissement des statuts de l’association dite « comité de défense de l’Île Longue, Rostellec et Guenvenez184 ». L’assemblée adopte dans le même temps le principe de manifestation et d’actions de masse déclenchées à l’initiative du comité de défense. Marcel Montillet, fraîchement élu président du comité, organise une manifestation publique à Crozon le 20 août. Il en ressort que les habitants sont fermement résolus à ne pas quitter leur foyers. Le comité de défense durcit ainsi ses positions vis-à-vis des autorités et prépare ses prochaines actions de défense.
B. Les actions du comité de défense.
À l’initiative du comité de défense, une première manifestation est programmée à Crozon dès le vendredi 20 août 1965. Dans la matinée, les automobilistes séjournant à Crozon trouvent sur leur pare-brise et leurs essuie-glaces, des tracts sur lesquels est écrit :
« Aujourd’hui l’Île Longue, demain la presqu’île toute entière. À l’heure des rampes mobiles de lancement de missiles, faut-il occuper tant d’hectares, faut-il démanteler un complexe touristique de premier ordre, faut-il mettre dans la peine plusieurs centaines de familles, souvent de pauvres gens ? Habitants de la presqu’île, venez montrer votre détermination et votre solidarité vendredi 20 août, à 10h30, à la mairie de Crozon. »
La manifestation débute au carrefour de Lanvéoc par un cortège d’une centaine de voitures dont les toits sont surmontés de pancartes clamant l’opposition des habitants de l’Île Longue, Rostellec et Guenvenez au projet militaire. Sur les véhicules de la manifestation sont fixées de larges bandes de tissu ou de carton libellés ainsi : « Des touristes, pas de militaires» ; « L’Île Longue aux touristes ». Puis le cortège automobile arrive à Crozon par la route du Fret et se masse à la place de la mairie.
Environ 600 manifestants s’y retrouvent devant la mairie pour demander l’abandon du projet.Sur les photos, on note les nombreuses banderoles déployées en face de la mairie de Crozon. Sur celles-ci sont indiqués « Expropriés NON » ; « Expropriation = Vol » ; « Résolus à rester chez nous » ; « La presqu’île veut vivre » ; « NON au sous-marin atomique à l’Île Longue ». On aperçoit que les manifestants sont de toutes les générations d’âge.
Lorsque la foule se rassemble avec ses banderoles revendicatives, le maire, Louis Jacquin apparaît au balcon de la mairie. Il est accueilli par des mouvements divers, parmi lesquels les cris de « démission ». Le docteur Jacquin répond : « Le conseil municipal ne prendra pas la décision de démissionner. Ce ne serait pas un geste courageux… Par contre, si dans 16 mois, à l’époque où l’affaire des expropriations n’est pas réglée, si les habitants del’Île Longue ne sont pas relogés, il faudra nous expulser par la force. »
En fait, cette manifestation a lieu à son initiative. Il a conseillé à Marcel Montillet de prendre place devant à la mairie de Crozon : « Un vendredi matin, à cette heure là, je suis au moins sûr qu’il y aura du monde sur la place. » Louis Jacquin a informé le préfet du Finistère du contenu de la manifestation et s’est assuré que plusieurs journalistes soient sur place pour couvrir l’événement. Le maire semble orchestrer son opération de communication.
Le maire de Crozon, et président du comité départemental du tourisme, déclare : « Je m’adresse non seulement aux habitants de l’Île Longue, mais également aux touristes. Depuis déjà quelque temps un certain nombre de projets étaient connus concernant diverses expropriations dans la presqu’île. Pour des raisons que je ne connais pas mais qui intéressent la Marine nationale, les autorités supérieures ont jeté leur dévolu sur l’Île Longue et la zone de Guenvenez. Il est certain qu’il vaudrait mieux qu’elles s’adressent ailleurs. »
Un manifestant s'exclame alors en criant « À Morgat ! », le maire lui répond : « Qu’ils aillent à Morgat au lieu de l’Île Longue, le problème sera le même pour la presqu’île de Crozon. Et si vous voulez que tous les gens de la presqu’île vous appuient, ce n'est pas la peine d’essayer de dresser une partie de la population contre une autre. La presqu’île c’est un tout et tout le monde sait très bien que les artichauts se mangent feuille par feuille. Si donc aujourd’hui c’est le tour de de la région de l’Île Longue et de Guenvenez, nous nous demandons si la presqu’île toute entière ne sera pas, dans les années qui viennent, transformée en un vaste camp retranché. Je l’ai dit à l’amiral Amman, ceci nous ne l’accepterons jamais. Je demande aujourd’hui aux touristes qui sont ici, à ceux qui aiment la presqu’île, à ceux qui savent qu’elle est l’un des plus beaux joyaux du Finistère, d’unir leur action à la nôtre. »
Le maire de Crozon insiste sur la vocation touristique de la presqu’île et achève son discours par : « Nous préférons voir des touristes en civil plutôt que des touristes en uniforme ».
Il recueille l’approbation et les applaudissements de la foule. Par la suite, Marcel Montillet, officier des équipages en retraite présente devant les manifestants les membres du bureau définitif du comité de défense et la résolution adoptée. Il fixe une date pour une nouvelle assemblée générale des propriétaires, à l’Île Longue le 22 août, durant laquelle plusieurs décisions importantes seront prises. Le comité de défense rappelle qu’il désire l’abandon définitif du projet, et le maire de Crozon propose de saisir le conseil général du Finistère, en vue que celui-ci émette un vœu demandant que la presqu’île soit dotée d’installations industrielles plutôt que d’installations militaires.
Les manifestants continuent de distribuer des tracts aux touristes de passage, et dont les voitures circulent aux abords de la mairie de Crozon. « Aujourd’hui l’Île Longue, demain la presqu’île toute entière » est le mot d’ordre de la manifestation du 20 août. Malgré une visibilité réduite, par exemple pour les pancartes, à cause de la prise du cliché d’époque, on remarque tout de même sous différents angles le déroulé de la manifestation. Les manifestants sont le long de la route dans le bourg de Crozon à côté de l’église. Ils montrent leur mécontentement aux différents conducteurs de passage à Crozon. Sur les banderoles, on aperçoit des nouvelles inscriptions comme « Laissez-nous en paix » ; « Respectez nos droits » ; « NON à l’arbitraire » ; « Écartez vous de 90 kms des rampes de lancements de missiles » ; « Coup de balai NON » ; « NON aux armes atomiques »
Vers midi, à la fin des déclarations du maire et du comité de défense, les manifestants regagnent leurs véhicules. Le cortège motorisé se reforme et prend la direction de Morgat où il se fait voir et entendre, « Un concert de klaxon à Morgat » comme l'expriment les journalistes locaux. Morgat n’est pas choisi au hasard comme lieu de fin de la manifestation : c’est la station balnéaire de la commune de Crozon, prisée des notables, préfets, notaires. De grandes familles industrielles y ont des villas, comme la famille Peugeot. Le fils du général de Gaulle, l’Amiral Philippe de Gaulle la villa Kermonique lors de son affectation à l’École Navale de Lanvéoc, et son père y séjournait parfois.
Mais Morgat c’est aussi les vacanciers en pleine période estivale. Le lendemain de la manifestation, L’inspecteur Guivarc’h, de l’Administration des Domaines, vient exposer au comité de défense et à la municipalité de Crozon les réparations du préjudice causé aux intéressés par l’annexion des terrains au profit de l’Armée. Les évaluations de terrains se font sur la base des actes passés dans la presqu’île de Crozon depuis deux ans (sauf Morgat du fait de la distorsion touristique). Pour les commerçants, cette valeur se base sur le chiffre d’affaires des trois dernières années. Il résulte de l’exposé de l’administrateur des Domaines que le propriétaire d’une maison ne pourra pas reconstruire la même maison dans un autre lieu avec les sommes et les indemnités mises à sa disposition.
Le 22 août, une assemblée se tient chez Marcel Montillet à l’Île Longue. Il demande aux éventuels expropriés de ne pas traiter seuls, mais de passer par le comité de défense afin de sauvegarder les intérêts de tous. Le comité de défense annonce une manifestation sur Quimper et à laquelle seront conviées toutes les municipalités de la presqu’île. Le comité décide de faire appel aux divers syndicats et particulièrement à celui des pêcheurs, pour que des manifestations de masse, dont l’assemblée a adopté le principe, aient plus de poids.
Durant l’assemblée, plusieurs personnes expriment leur mécontentement à l’égard du président d’honneur du comité de défense, Louis Jacquin. On lui reproche son absence à la présente réunion et sa non participation en tête du cortège à Crozon. Le comité fait savoir que si le maire n’est pas à sa tête lors de la marche de Quimper, il sera mis en demeure de se désister publiquement de son poste de président d’honneur.
Mais le projet de marche sur Quimper est rapidement abandonné. Le préfet du Finistère a, en effet, fait pression sur le comité et Marcel Montillet pour ne voir aucune manifestation sur Quimper. Si elle avait eu lieu, des forces mobiles auraient été déployées pour maintenir l’ordre public. Le préfet Gabriel Eriau ne veut pas admettre une manifestation qui puisse remettre en cause la décision du chef des Armées, le Président de Gaulle. En contrepartie, le comité est invité à la préfecture. À cet entretien, le préfet fait comprendre aux représentants du comité la décision inexorable du gouvernement. La Marine ne peut revenir sur la décision d’acquérir l’Île Longue : « Cette décision est ferme et catégorique et c’est perdre son temps que de vouloir se battre sur un terrain où vous êtes battu d’avance » ,précise-t-il.
Face à cette irrévocabilité affirmée par le préfet, les habitants de l’Île Longue se questionnent en conséquence sur la radioactivité qu'ils pourraient subir. Un article du 31 août dans Ouest-France met en avant les dangers potentiels de la radioactivité dans la presqu'île de Crozon. Le journaliste, R. Lemoigne témoigne d’une nouvelle psychose née chez les habitants. Ces derniers font un rapprochement avec la base américaine d’Holy-Loch en Écosse où l’intensité des radiations, communiquée par le ministère de la Marine britannique, a fait l’objet d’un article dans la presse britannique. Cette radioactivité proviendrait des déchets rejetés par les réacteurs des sous-marins. Marcel Montillet, pour Ouest-France, évoque ce problème :
« N’en sera-t-il pas de même ici ? Beaucoup ici considèrent que nous avons là entre les mains un atout majeur. La base de Holy-Loch est à 80 kilomètres au moins de toute agglomération, tandis que l’Île Longue… Quand le vent soufflera du nordet, toute la presqu’île sera arrosée de poussières atomiques et quand il soufflera du suroît, ce sera la ville de Brest et ses 150 000 habitants. Il y a aussi le cas des pêcheurs, coquilleurs et autres. Il ne se font pas d’illusion, si l’on prend l’Île Longue, c’est toute la rade qui sera un jour soustraite à leur activité. »
Le journaliste partage dans l’article le témoignage d’une habitante de l’Île Longue, Madame Stum, qui tient une petite maison : « J’ai 60 ans et j’élève trois enfants. Je suis née ici et je voudrais y mourir. Qu’on me fasse une maison comme celle-ci, et qu’on me donne de la terre pour travailler autant que j’en possède ici. J’ai toujours cultivé la terre. Mais où aller ? Je suis trop pauvre pour m’installer en ville et d'ailleurs je ne puis être heureuse qu’ici. » Puis le journaliste se rend à la mairie de Crozon pour avoir l’avis du maire :
« Personne n’est content, chacun est inquiet sur son propre sort. Tout le monde doit être évacué et chacun se demande à quelle sauce il va être mangé. Comment la Marine va-t-elle s’y prendre, pour protéger la population contre le danger possible des radiations ? Il y a des corps radioactifs multiples, et leur période de vie est extrêmement longue. Dans tout cela on peut se demander si l’on ne joue pas un peu, aux apprentis sorciers… Les sous-marins atomiques, voilà un genre d’engins qui inquiète les gens. Nous voudrions des assurances formelles à leur sujet. »
Le journaliste lui pose enfin la question : « Est-ce que pour vous les craintes ne sont pas exagérées ? » : « Exagérés ou pas, et pour mon compte personnel je ne les éprouve pas, il faudrait qu’on soit assuré qu’il n’y a pas de risques. Ce que nous voulons c’est qu’on épargne les déchets radioactifs. L’inquiétude des habitants est née de diverses informations et d’articles de presse. Il s’agit dans ce cas d’une psychose collective. On craint que le cadeau ne soit empoisonné. Je vous le répète, ce qu’il faut pour couper court à cette psychose, c’est qu’on sache vraiment si oui ou non, il y a du danger. Personnellement, je ne le pense pas, mais une mise au point officielle émanant d’un savant atomiste serait éminemment souhaitable. »
Le lendemain, 1er septembre, le journaliste Lucien Barnier, du Ouest-France, publie un article sur la radioactivité et considère que les risques d’accidents nucléaires sont très faibles :
« Le rôle de l’homme est de réduire au minimum des minima ce risque d’accident. C’est ce que l’on a cherché à faire dans toutes les installations nucléaires créées depuis vingt ans. On doit reconnaître que le nombre d’accidents imputables à des installations nucléaires est infime. D’autre part, il est certain qu’aucun navire nucléaire, qu’il soit américain, soviétique ou français ne rejette, ni rejettera jamais ses cendres radioactives dans l’océan. Certes, une centrale nucléaire quelconque peut tomber en panne. Mais, tout compte fait, elle est encore moins dangereuse pour la sécurité des populations environnantes que les dépôts d’essence ou de gaz. »
Les propos tenus par le journaliste du Ouest-France sont repris le lendemain par le maire de Crozon dans une interview avec le journaliste Jacques Elies, rédacteur au Télégramme. Le journaliste l’interroge sur l’avenir du tourisme en presqu’île de Crozon : « Selon vous, la venue du sous-marin atomique et l’installation de bases militaires signifient-elles la mort du tourisme dans la presqu’île ? » Le maire répond : « Dans la psychose collective actuelle de l’atome, le coup porté au tourisme sera rude pendant un certain temps, n’en doutons pas. C’est pourquoi il est si important que cette psychose. Je persiste à penser que la présence du sous-marin ne représente pas un plus gros risque que l’existence d’un gros dépôt d’essence à l’Île Longue. »
Le journaliste questionne alors le maire sur les risques radioactifs, on remarque qu’en deux jours depuis sa dernière interview pour Ouest-France, le 31 août, le maire de Crozon change totalement de position sur les dangers possibles du nucléaire : « À mon avis il est très faible et même à peu près nul. Il est extrêmement rare de voir exploser une fusée à tête nucléaire. Je crois que cela s’est produit une seule fois. Tout est affaire de mesures de protection et on peut tenir pour assuré qu’elles seront très sérieuses et constantes. Le sous-marin atomique en soi ne présente pas de danger. Il existe certes un moment délicat lorsqu’il faudra changer les barres du réacteur pour les remplacer par d’autres. Mais encore une fois, il suffira de s’entourer de toutes les précautions élémentaires pour écarter tout danger. Je suis convaincu que les déclarations de l’amirauté britannique à propos de la base d’Holy-Loch ne reposent sur rien de sérieux. A mon avis, elles entrent dans un contexte politique qui n’a d’autre objet que de protester contre l’installation d’une base de sous-marins nucléaires américains. Toute autre interprétation me paraît impensable. »
Jacques Elies revient ensuite sur les propos du maire qui affirmait rester sur l’Île Longue et n’en être délogé que de force par l’armée si les expropriations se finissaient en expulsions : « Êtes-vous toujours disposé avec vos administrés à rester sur place jusqu’à l’expulsion ? » Le maire change de vision et s’engage dans une voie pacifique : « Vous venez de soulever le problème de l’expulsion. L’amiral, préfet maritime, indique que l’évacuation des habitants devra être terminée au 31 décembre 1966. C’est matériellement impossible. Si les autorités n’admettaient pas de délai plus raisonnable, alors oui, il est probable que les habitants de l’Île Longue s’assoiraient sur la route et qu’il faudrait les déloger manu militari. mais je pense qu’un compromis peut-être trouvé. Je crois sincèrement que la Marine et les gens de l’Île Longue peuvent cohabiter pendant un certain temps, durant la première phase des travaux par exemple. »
On observe que le maire, Louis Jacquin n’engage plus la municipalité de Crozon dans des actions de lutte contre l’État, mais évoque plus vaguement « les habitants de l’Île Longue ». Le changement de position de la municipalité est confirmé par la question suivante du journaliste qui interroge le maire quant à l’espoir pour les habitants de voir le projet annulé : « Il serait vain, à mon sens, de nourrir la moindre illusion. Je sais bien que certains interprètent le silence du ministère pendant le mois d’août, comme un élément encourageant. Ils trouvent dans le précédent de Béniguet un facteur de réconfort. Mais c’est une erreur, si le mois d’août n’a apporté aucun élément nouveau à l’affaire, c’est tout simplement parce que nous étions en période de vacances, que la vie ministérielle tournait au ralenti ou était au point mort. D’autres caressent l’espoir que le gouvernement renoncerait au projet que l’on sait, si les prochaines élections présidentielles apportent un profond changement d’orientation dans la politique nationale. Mais là encore, je crois que l’on fait fausse route. En toute hypothèse, rien ne serait modifié. »
Cette interview, donnée par le maire désormais très favorable à l’installation de la Marine, change la position du comité de défense envers la municipalité de Crozon. Les habitants de l’Île Longue se sentent trahis par cette sortie médiatique et accusent le maire de jouer un double jeu. On lui reproche sa collusion avec les autorités, son désintéressement et le fait qu’il aurait parlés des expropriés en évoquant « les quelques Canaques de l’Île Longue ».
Ces nombreuses déclarations allaient lui aliéner la confiance du comité de défense. La journée de manifestation du 20 août à Crozon et les déclarations de la municipalité sont commentés par deux expropriés :
Serge Borvon : « Pourquoi à votre avis le choix de l’Île Longue ? »
Alexandre Magadur : « J’ai eu l’occasion de discuter avec une personne très bien placée à l’Île Longue, il y a eu une conférence et je suis allé le voir un peu à la fin. “Ditfes donc, monsieur, j’ai ait partie du comité de défense de l’Île Longue, pour vous est-ce que c’était un bon choix, l’Île Longue ?” : “Pour moi, c’était le plus mauvais choix, vu la population de Brest à une distance de huit kilomètres, il fallait un départ direct sur la mer, le mieux était vers le cap de la Chèvre”. Alors si cela avait été Morgat, on mettait le feu à la presqu’île, il y avait des intérêts, il y avait des maires, des notaires, ils avaient tous des terrains. Le choix s’est porté sur l’Île Longue par rapport au trajet, il fallait que les militaires puissent rentrer chez eux le soir. »
Cet avis d’Alexandre Magadur était partagé par le comité de défense. Magadur évoque ensuite son combat lors des manifestations, tandis que Francis Sénéchal s’ exprime sur les rapports entre les élus et les expropriés :
Alexandre Magadur : « J’ai essayé de lutter, mais j’ai vite compris, même avec les élus de Crozon, que les intérêts n’étaient pas les mêmes. Ceux qui ont défendu le plus ce sont les touristes, l’été, qui ont manifesté avec nous, mais les gens du Fret et de Crozon, non : il y avait trop d’intérêts. »
Serge Borvon : « J’ai lu dans les journaux qu’il y a eu de grandes manifestations ? »
Francis Sénéchal : « Oui, nous voulions manifester à Quimper. Vous savez comment on a été accueilli par le préfet du Finistère ? “Monsieur Sénéchal, si un jour vous faites des manifestations à Quimper, je vous briserai” Tiens ! je dis pourtant que quand il y a des manifestations de paysans vous ne faites rien. À Crozon, nous avons été pris pour des révolutionnaires, à Morgat on était mal vu. Eh oui, autrefois les gens de l’Île Longue travaillaient dans les carrières, c’étaient des ouvriers, des petits gens, et alors ils votaient à gauche. Vous comprenez pourquoi nous étions délaissés par les élus et que le maire n’était pas contre l’Île Longue. »
Les habitants de l’Île Longue étaient des fils de carriers et votaient par tradition à gauche. Rares étaient les manifestations à Crozon et Morgat. De plus, ces manifestations ont toujours eu une connotation politique de gauche. Les habitants de Crozon ont donc plus ou moins assimilés les expropriés à des révolutionnaires. Devant le manque d’informations apportées par la Marine et les déclarations du maire dans les journaux, le comité de défense, le 4 septembre, prend contact avec des syndicats ouvriers, agricoles et maritimes dont la CGT (Confédération Générale du Travail) et la CFDT (Confédération Française Démocratique du Travail), mais également avec les partis d’opposition en vue des élections présidentielles. Le comité se politise et cherche des forces de contestation.
C. Un mouvement qui se politise à l’approche des élections présidentielles de 1965.
Le 5 septembre 1965, l’Humanité Dimanche publie plusieurs articles sur l’Île Longue. Stephan Claude, originaire de Brest, est le signataire des articles du journal, organe du Parti communiste. Il est connu pour ses activités au sein du parti communiste français (PCF). Face aux intentions de la Marine Nationale, le PCF lance une campagne pour la défense de la presqu’île de Crozon. La section de Crozon du PCF diffuse sur ce même thème des tracts dénonçant la politique gaullienne et la ruine de la région à venir. On peut y lire :
« Ainsi en a décidé De Gaulle. Il veut la construction d’une force de frappe dont la mise sur pied est la ruine pour l’économie de notre pays. Des milliards, ceux que vous payez comme impôts, sont engloutis dans la construction de bombes atomiques et sous-marins nucléaires. […] Pour mettre en place sa force de frappe, De Gaulle n’hésite pas à vous chasser de vos maisons, de vos terres ! [...] Habitants de la zone jaune, l’expropriation est le seul choix que le pouvoir vous accorde et il n’est pas un cas dans notre pays où les indemnités ont été suffisantes pour permettre aux expulsés d e retrouver, les mêmes conditions de vie dans une autre région. Habitants de la zone bleue, vous êtes condamnés à ne pas pouvoir construire, à voir vos terrains perdre leur valeur ! »
Les grands titres du tract sont : « La rade de Brest ne doit pas devenir le Holy-Loch breton » ; « Habitants de la Presqu’île nous sommes tous concernés » ; « La lutte de tous et de toutes est indispensable ». Ainsi le parti communiste propose « à tous les partisans de la paix à exiger la renonciation à la force de frappe, à lutter contre la menace thermonucléaire, à imposer une politique de paix ». Il appelle « la population de la presqu’île à se grouper, à redoubler d’ardeur afin que cesse la mainmise de l’armée gaulliste sur notre si belle région. »
Le 7 septembre 1965, le comité de défense refuse de prendre part à la réunion du lendemain à la Préfecture, refusant de participer à toute discussion sur les expropriations tant que les habitants n’auront pas reçu la note officielle de la Marine Nationale. Marcel Montillet déclare : « Lors de la réunion du 26 juin, à la préfecture, il avait été décidé que les intéressés seraient avisés individuellement du projet d’expropriation, dans les jours à venir. Or rien n’a encore été fait dans ce sens. » Il manifeste sa rupture avec les pouvoirs publics. Le comité rassemble, lors de la même réunion, les représentants de divers syndicats : marins, pêcheurs, ouvriers (CGT et CFDT) et paysans (FDSEA). Cette réunion a pour objet de confronter les points de vue sur les dangers de la radioactivité dans les divers secteurs de l’économie locale. La CGT se déclare également du côté des expropriés et refuse de voir le département
du Finistère être voué à devenir un réduit militaire. Un tract du 6 septembre 1965 dit en substance que : « se précisent, étape par étape, les dangers de voir le Finistère être voué à un réduit militaire, où se rencontreront de moins en moins d’industries et de plus en plus les écriteaux : “Terrains militaires, défense d’entrer ! L’union départementale indique, qu’accepter les expropriations de l’Île Longue et de Guenvenez, discuter des zones jaune, bleue ou autres et de prix des terrains, ce serait volontairement ou pas se trouver à très brève échéance devant l’extension des expropriations et la perspective du chômage et de l’exode, du désert breton. […] L’union départementale CGT dit non aux expropriations, non à la base atomique, non aux bases militaires, car les dispositifs militaires poursuivis dans le Finistère rendent plus que problématique l’équipement des zones à industrialiser, comme celle notamment du port de Brest, enclavée dans cette rade réservée au domaine militaire. »
La section marins-pêcheurs de la CFDT s’élève aussi contre le projet et déclare : « Notre gagne-pain est directement menacé, de nouvelles restrictions à nos droits seraient catastrophique, bien que l’amiral Amman ait déclaré qu’aucune restriction ne serait apportée à l'exercice des pêches». Ces professionnels de la mer partagent le point de vue du comité de défense mais leurs problèmes sont autres. Il s’agit de connaître réellement la délimitation de la zone de protection autour de la base, d’autant plus que les meilleurs gisements coquilliers y sont situés, tout comme les parcs ostréicoles qui contribuent également au dynamisme économique de la région. La crainte de voir une main-mise de la Marine sur la rade de Brest est prégnante, car ce sont deux mille familles qui vivent de la pêche dans la rade. Un discrédit peut même être envisagé sur la qualité de la ressource de la rade à cause des contaminations éventuelles supposées, même si elles sont niées par les autorités.
Les travaux préliminaires d’arpentage débutent malgré tout à l’Île Longue le 13 septembre et se poursuivent sur des parcelles appartenant à des particuliers, sans faire l’objet d’aucune entrave de la part des habitants. Le comité de défense avait pourtant décidé de les empêcher par des manifestations et des dégradations. Cependant il renonce à provoquer des incidents, craignant des conséquences juridiques. Le comité préfère les éviter et insiste sur les problèmes politiques et économiques.
Le 6 octobre 1965, un colloque de la paix se tient à la maison du peuple de Brest. Quelques représentants du comité de défense et un attaché du Centre National de Recherche Scientifique (CNRS) y sont présents, ainsi que plusieurs organisations : Mouvement de la paix, Ligue des Droits de l’Homme, Pax Christi, La Libre Pensée, l’Union des Femmes Françaises (UFF), La Solidarité Nationale et Internationale (SNI), La Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), le Parti Communiste Français (PCF), le Parti Social Unifié (PSU), l’Union de la Jeunesse Communiste de France (UJCF) et l’Union des étudiants communistes (UEC). Les différents orateurs s’y élèvent contre la prolifération des bases militaires dans le Finistère et contre le projet de la base de l’Île Longue, en mettant en évidence les dangers de la radioactivité dans la rade. Les différentes organisations adoptent le principe d’un grand rassemblement, le dimanche 21 novembre à Crozon. De son côté, le comité de défense prévoit une grande réunion à la chambre de commerce de Quimper, le 25 octobre. Les services de renseignements de la Marine épient les agissements du comité de défense, surtout quand celui-ci rencontre des partis d’oppositions. Dans un rapport sur la réunion, l’agent observateur note : « Le problème de l’expropriation des habitants de l’Île Longue est présentement exploité par les organisations politiques et syndicales. Le comité de défense n’a pas pu limiter son action à la seule défense de ses intérêts matériels, et ce, malgré le désir de la plus grande partie de ses membres. »
Ressurgissent aussi des désaccords entre le comité de défense et les habitants de la presqu’île de Crozon, comme en a témoigné Francis Sénéchal :
Serge Borvon : « Les gens se sont divisés dans la population ? »
Francis Sénéchal : « Au début, ils [l’État] ont donné du travail aux gens, vous comprenez ; alors là, ça a commencé à vriller. Oui les gens se sont divisés dans la population. Naturellement ils ont dit : “Pourquoi voulez-vous que l’on fasse partie de ce comité de défense puisqu’on nous donne du travail ?” On leur a dit aussi que ça n’était pas plus dangereux que la pompe à essence d’un garagiste à Crozon. C’est la municipalité qui avait inventé ça. »
Le lundi 25 octobre, la salle consulaire de la chambre de commerce de Quimper est le théâtre d’une importante réunion présidée par Marcel Montillet. De nombreuses personnalités politiques et syndicales y participent, dont le sénateur André Monteil, le maire de Quimper Yves Thépot, le maire de Briec et président du comité d’expansion économique de Cornouaille (CECOR) Pierre Stephan. On retrouve aux premiers rangs de l’assemblée différents syndicats, des notaires et les maires de la Presqu’île de Crozon et des alentours, sauf celui de Crozon, représenté par son premier adjoint. Au final, 300 participants se réunissent dans la réprobation du projet gouvernemental. Cet événement est l’occasion pour le comité de défense de l’Île Longue de compter ses forces pour la poursuite de ses actions. Georges Morizo’o, président de la chambre de commerce, anime les débats. En début de séance, le président du comité de défense, Marcel Montillet, rappelle l’historique de l’affaire de l’Île Longue. Il souligne les incidences qu’aurait l’installation d’une base atomique, outre l’expropriation des habitants : la perte du site, l’influence de l’implantation de cette base sur l’essor économique et touristique et les dangers de la radioactivité. Il précise aussi que l’installation de la base pourrait entraîner une militarisation croissante du Finistère :
« C’est pour toutes ces raisons que le comité de défense organise ce soir ce débat. Il ne s’agit pas uniquement de défendre les futurs expropriés, mais d’empêcher que le Finistère ne devienne une immense base militaire. A cet égard, ce sont tous les Finistériens qui sont touchés par le projet du gouvernement ». Le comité de défense décide d’étendre son action à tous les échelons. Georges Morizo’o déclare que la Défense Nationale ne devrait pas s’arrêter là dans le domaine de l’expansion. Il indique que « des bruits inquiétants circulent dans le Sud Finistère au sujet d’une future annexion de la base des Glénans. Tous les Finistériens sont touchés par ces mesures ».
Après l’exposé de Marcel Montillet, les divers orateurs développent leurs thèses et expliquent leur hostilité au projet visant à l’implantation de la base. L’assemblée unanime s’érige contre le projet.Pierre Stephan, en tant que président, expose le point du vue du comité d’expansion économique de Cornouaille. Il fait état d’une lettre de qu’il a adressée au Ministre des Armées, au nom de son comité :
« Le CECOR n’entend pas mettre en cause les impératifs militaires de la nation. Il n’empêche que notre région du bout du monde a le droit de prétendre à un autre destin que celui de réduit militaire. Cette presqu’île constitue pour le tourisme finistérien l’une des ses plus grandes possibilités. C’est son avenir économique et démographique qui est en cause. Cette carte de l’économie départementale est vouée à un dépeuplement accéléré. »
La réponse du Ministre lui apparaît peu convaincante : « Toutes précautions ont été prises, les atteintes portées à la liberté de la population sont mineures. Tout sera mis en œuvre pour conserver à la région toutes ses possibilités de développement ». Le maire de Briec déclare qu’il soutient le comité de défense dans ses actions : « Il faut que toutes les forces vives de ce département se liguent. Il faut tout faire pour empêcher les réalisations envisagées ».
Hémery, vice-président de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA), montre combien l’économie d’une région militarisée est précaire et fragile. Il cite l’exemple de Brest « paralysé dans son expansion par les servitudes militaires». Il ajoute que « l’économie est condamnée, le discrédit est jeté sur le pays et sa production agricole ; ce sont des investissements productifs que nous réclamons, non aux dépenses improductives. Dans l’avenir qui voudra venir bâtir à proximité d’une base nucléaire? Celle-ci condamne toute notre économie, du fait du risque de discrédit ». Georges Morizo’o ajoute que « la presqu’île est une des richesses de notre province. Les gens auront peu de goût à y venir l’été. Et ce sera la ruine de la contrée. Ce qui touche d’abord quelques habitants risque de toucher un jour toute la région ».
L’adjoint au maire de Crozon, Jean Rolland, évoque le spectre du départ de la population, qui était pourtant demeurée sur place au cours des bombardements de Brest durant la Seconde Guerre mondiale : « Je regrette que la mise en place de tels engins exige de tels sacrifices. Le gouvernement aurait pu porter son choix sur un coin moins populeux que la presqu’île. »
Prenant à son tour la parole, le secrétaire départemental du parti communiste, Paul Le Gall, s’insurge contre la politique militaire du Gouvernement : « Le problème nous préoccupe tous. Nous sommes convaincus que les intérêts du département sont en jeu et en cause. Est-il raisonnable d’installer une telle base nucléaire à quelques kilomètres d’une agglomération de 150.000 habitants? C’est une menace pour l’avenir, pour nos familles. Les spécialistes eux-mêmes ne peuvent affirmer qu’il n’y aura pas de danger de radioactivité. L’expansion du port de Brest est menacée. Le trafic portuaire est déjà en déclin. Les zones d’interdiction seront certainement étendues. Des radars, des engins sol-air vont être implantés. La Marine vient de créer des bases au Cranou, à Bodilis. D’autre part, le touriste ne sera plus attiré par une zone qui sera militarisée. C’est pourquoi nous disons non à la base de l’île Longue. La puissance militaire de la France n’en sera pas affectée. »
Dans la continuité du discours politique, Hervé Mao, maire de Châteaulin (SFIO), nie la pertinence du projet face aux deux géants opposés dans la Guerre Froide et assure la population de l’appui total de son parti : « La région de Châteaulin est solidaire. Notre potentiel militaire est ridicule par rapport à celui des USA ou de l’URSS et cette base nucléaire n’a pas lieu d’être. » Mais durant la réunion, l’exposé qui suscite le plus grand intérêt est celui d’André Monteil, sénateur, membre du groupe de l’Union Centriste, et maire de Quimper entre 1954 et 1959. Il élève le débat sur le plan de la politique générale et ajoute que les parlementaires ont été tenus dans l’ignorance du projet de l’Île Longue. Il souligne les imperfections de la politique militaire et critique le favoritisme dont jouit la région parisienne au détriment des zones sous-développées comme la Bretagne. De plus André Monteil est rapporteur du budget de la Marine devant le Sénat. Or il affirme n’avoir pas été informé qu’au budget 1965 figuraient les premiers crédits de la Marine concernant les installations de la force nucléaire stratégique (fusées Polaris et dépôt de têtes nucléaires) :
« Ce débat n’est pas un débat politique, de politique partisane, j’entends. Il n’empêche que le problème est politique au plus haut sens du terme. La façon dont on traite les habitants et les représentants élus de cette population est pour le moins curieuse. Un bruit au départ, la chose se fait subrepticement et, un beau jour, la nouvelle éclate. Je peux vous dire que moi, ancien ministre de la Marine et malgré ma qualité de rapporteur auprès du Sénat, j’ai appris la nouvelle par la lecture des journaux. Je signale le fait que je suis le seul parlementaire présent. Où sont les députés de la majorité ? Il m’apparaît également que les circonstances ne devraient pas conduire le pouvoir à porter un nouveau préjudice à la Bretagne. Les réponses du ministre aux diverses questions que j’avais posées, me sont parvenues vendredi seulement. Il m’a répondu que tout risque d’explosion nucléaire était à écarter, que tout risque d’explosion classique était hautement improbable et qu’il n’y avait aucun risque de pollution des eaux côtières. Malgré ce que déclare le gouvernement une décision n’est jamais irrévocable. »
André Monteil donne alors son opinion au sujet de l’installation d’une base nucléaire dans la presqu’île : « En cas de conflit nucléaire, la première attaque de l’agresseur est portée sur les propres bases de l’adversaire. En temps de paix les risques que fait courir la radioactivité ne sont pas négligeables, cela est si vrai que cette semaine vont être examinés deux projets de loi visant à faire couvrir ces risques par des compagnies d’assurance. À tort ou à raison, la présence d’une base nucléaire fait naître des craintes et nuit au développement économique en empêchant l’implantation d’industries. Il paraît que dans le budget figurent des crédits destinés à indemniser les expropriés. Je ne les ai pas vus. Est-on sûr d’autre part que l’évaluation du préjudice matériel et moral sera faite de façon satisfaisante. J’en arrive à la conclusion : on dit que la décision des pouvoirs publics est irrévocable, que le pouvoir public ne recule jamais, le moment est peut-être favorable, nous avons jusqu’au 5 décembre pour la faire reculer. »
Après la déclaration du sénateur, Georges Morizo’o demande aux délégués présents de prendre l’engagement de faire publier dans la presse, chacun à leur tour, des communiqués de protestation. Dans la perspective des présidentielles, pour conclure, Marcel Montillet fait adopter une motion en cinq points à l’unanimité au nom du comité qui :
« - Considère que le projet est inhumain pour les habitants chassés de leur demeure
- S’indigne en tant que Bretons des conséquences catastrophiques qu’aurait pour toute la presqu’île l’installation de sous-marins atomiques et des dangers imprévisibles.
- Souhaite que les personnalités responsables et habitants du Finistère prennent conscience du danger qui les menace.
- Déplore que le gouvernement n’ait songé à la presqu'île et au Finistère que pour des
utilisations militaires.
- Constate que les habitants de l’Île Longue, Guenvenez, Rostellec, en accord avec le
comité, sont résolus à ne pas quitter leurs habitations et demandent le rejet du projet. »
Le 3 novembre 1965, Noël Barazeur, l’un des dirigeants du Mouvement de la Paix, une organisation pacifiste, écrit aux différents maires du Finistère pour demander d’appuyer le rassemblement de Crozon prévu pour le 21 novembre 1965 :
« Nous considérons en effet que la militarisation sans limite de notre département menace gravement son avenir. Nul ne peut rester indifférent à cette situation, en premier lieu les élus municipaux. Nous vous demandons d’appuyer le rassemblement de Crozon. Nous serions désireux de vous voir publier votre position dans la presse régionale, de nous la faire également connaître. Il serait également souhaitable que votre conseil municipal se prononce sur ces problèmes. »
Durant le mois de novembre, le Mouvement de la Paix, le Parti Communiste et les différents mouvements distribuent des tracts dans la Presqu’île de Crozon et dans la région Brestoise pour développer le mouvement de contestation. Les tracts sont centrés sur la militarisation du Finistère, l'opposition à la force de frappe, « le Finistère : un cimetière atomique, la Bretagne : une région sacrifiée », le sous- développement, les élections présidentielles. Dans le tract, le Mouvement de la Paix concentre ses propos autour des armes atomiques :
« En effet, une base de sous-marins nucléaires pose des problèmes de défense, aussi verra-t-on dans quelques temps s’installer dans un large périmètre autour de celle-ci des rampes de lancement de fusées de protection ; ce processus de mutilation fait de notre département un véritable camp retranché. Transformera-t-on un jour nos HLM en casernes ? [...] Le spectre du péril nucléaire plane au dessus de nos têtes, les événements qui se déroulent actuellement, tant au Vietnam que la guerre Indo-Pakistanaise nous montrent, les dangers d’une guerre généralisée et thermo-nucléaire et les conséquences pour notre région de servir de câble aux engins nucléaires, verrait l’anéantissement total du Finistère. [...] Il n’existe pas et il n’existera jamais de protection contre les engins à charge nucléaire. Le Finistère ne veut pas devenir un cimetière atomique pas plus qu’un désert industriel. Populations de Brest-Crozon et du Finistère, montrons notre volonté de paix ! »
Tandis, que le Parti Communiste s’appuie sur la militarisation du Finistère et appelle à voter François Mitterrand lors des prochaines élections présidentielles : « Notre département est l’un de ceux qui sont appelés à subir le plus les conséquences d’une telle politique. C’est en effet dans la rade de Brest, à l’Île Longue, que sera basé le sous-marin atomique. C’est le Finistère qui doit servir de réduit en cas de guerre. Autrement dit, c’est nous qui sommes aussi désignés pour recevoir la riposte. Le rôle de réduit que l’on veut nous faire jouer et la présence du sous-marin conduisent à une militarisation excessive du Finistère. Des bases françaises ou de l’OTAN sont installées un peu partout. [...] Ainsi des centaines de milliards sont gaspillés pour la force de frappe ; dans le même temps, l’industrialisation de notre région est délaissée et, de ce fait, les travailleurs des villes et des champs connaissent une situation plus difficile. L’augmentation des impôts n’est pas étrangère au paiement de la force de frappe. L’avenir de notre région est menacé. Il est évident que la rade de Brest va devenir presque exclusivement militaire (atomique) et, qu’en conséquence, aucun effort ne sera fait pour développer sa vocation commerciale. [...] Toutes ces luttes menées peuvent certes influer dans une certaine mesure sur les décisions du pouvoir gaulliste ; mais, pour obtenir des changements favorables et durables, il est indispensable de changer de politique, de mettre fin au pouvoir personnel. Avec l’accord de toute la gauche sur la candidature de François Mitterrand, s’ouvre la perspective du changement démocratique. »
Sur le tract de tous les partis d’opposition à l’installation de la base nucléaire, intitulé « Le Finistère veut vivre », on remarque une affiche plus générale que les deux précédentes évoquées avec une réelle volonté d'inscrire la programmation de la prochaine manifestation à Crozon. Les titres dénonciateurs sont plus gros et plus visible, et ce qui ressort le plus c’est « Non à la force de frappe et à la mort atomique » ; « Non aux expropriation de l’Île Longue » ;« De graves conséquences » ; « Manifestez, le 21 novembre, à Crozon ».
On constate tout de même que l’Île Longue est presque devenue un problème de second plan. La question centrale est la légitimité morale de l’armement atomique français. Paul Trémintin, militant socialiste brestois appelle, dans la Tribune socialiste, à rejoindre la manifestation contre l’implantation de la base, et à voter le 5 décembre contre le général de Gaulle : « Les Finistériens montreront le 21 novembre leur volonté de ne pas se laisser faire. Ils auront l’occasion de le montrer le 5 décembre car, si jusqu’ici ils ont en majorité voté pour de Gaulle (tous les députés du département sont U.N.R sauf deux), ils n’en sont guère récompensés. Espérons qu’ils s'en rendront compte la prochaine fois ».
Le Finistère a en effet élu, en novembre 1962, de nombreux députés appartenant à la majorité présidentielle. Aussi, l’opposition compte profiter du rejet de l’implantation pour séduire une partie des électeurs gaullistes. La manifestation est suivie de très près par les autorités militaires et plus particulièrement par le chef d’escadron Pierron, commandant du groupement de gendarmerie du Finistère. Dans un rapport du 15 novembre à destination du préfet du Finistère et du préfet maritime, il note que la réunion doit se faire chez Monsieur Hascoët, au café des sports dans le centre de Crozon. En complément, il signale que le comité de défense semble dépassé par les événements :
« A priori le rassemblement ne devrait pas être suivi par une manifestation de masse sur la voie publique. Cependant il est à craindre qu’en raison de la campagne électorale en cours, la réunion dépasse le cadre de l’information et l’ordre public risque d’être troublé. Il semblerait que le comité de défense de l’Île Longue, présidé par Monsieur Montillet, soit un peu dépassé en la circonstance et serait même quelque peu inquiet de voir le Mouvement de la Paix en prendre l’initiative. Il rechercherait le cautionnement des autorités religieuses. Mais le mouvement Pax Christi ne s’associerait pas à la manifestation. Par contre, dans certaines agglomérations du département, les comités de soutien à la candidature de Monsieur Mitterrand annoncent qu’ils participeront à la manifestation de Crozon et organisent les convois pour transporter ceux qui désirent y assister. Des mesures pour maintenir l’ordre public seront envisagées. »
Le 17 novembre, Le Télégramme reçoit du conseil municipal de Crozon une résolution qui résume la position du maire. La municipalité de Crozon refuse de s’associer à une manifestation à caractère politique :
« Le conseil municipal de Crozon, réuni en séance extraordinaire le 15 novembre 1965, assure la population de l’Île Longue et Guenvenez que ses intérêts légitimes sont et seront défendus. Le maire de Crozon a déjà eu deux entretiens à ce sujet avec Louis Joxe, ministre d’Etat. Après les élections présidentielles, les contacts seront repris immédiatement avec le gouvernement en place. Le conseil municipal regrette que la défense des intérêts de la population dont il a la charge, soit actuellement exploitée à des fins politiques. Conscient de défendre au mieux les intérêts de la population crozonnaise, il refuse, dans la conjoncture actuelle, de s’associer à la manifestation projetée par certains groupements politiques le 21 novembre, ainsi qu’à toutes autres manifestations à caractère uniquement politique. »
Dans la lettre du Mouvement de la Paix adressé à toutes les municipalités de la presqu’île, seule la municipalité de Crozon prend position publiquement, mais les autres municipalités refusent également de s’associer à la manifestation. À la suite du refus de la municipalité de Crozon de s’associer au mouvement, le propriétaire du café des sports de Crozon, dont la salle avait été retenue pour la manifestation, refuse également la location de son établissement aux organisateurs. Le choix du mouvement est donc porté sur la salle de l’Hôtel de l’Aber, propriété de L. Lagathu, restaurateur à Tal-Ar-Groas, aux confins de la commune de Crozon. Il est connu des renseignements pour sa sympathie pour le Parti Communiste
.
Les représentants des 16 organisations répondent au refus de la municipalité de Crozon de prendre part à la manifestation. Les contestataires publient une réponse dans Le Télégramme du 20 novembre :
« Les 16 organisations et mouvements qui préparent le rassemblement pacifique regrettent la prise de position de M. Jacquin, maire de Crozon. Une telle attitude ne peut que gêner le développement des luttes en faveur de la paix et de l’avenir même de la presqu’île. Aucune organisation n’a demandé à qui que ce soit d’abandonner ses opinions et n’a accepté d’aliéner sa liberté. La porte a été largement ouverte à tous ceux qui ont bien voulu participer à la lutte. Ainsi, le prétexte de politisation invoqué par M. Jacquin ne tient pas. »
Toutefois, le comité de défense se range à l’avis du maire de Crozon quant à la tournure politique que prend cette manifestation, à l’approche des élections présidentielles. La majorité des membres déplore cette politisation du combat. Par ailleurs, le comité de défense est sollicité pour assurer la présidence de la manifestation à venir. Elle refuse, mais accepte d’y assister, ne pouvant reculer, après sa participation au colloque du 6 octobre.
La manifestation du 21 novembre 1965, à Tal-Ar-Groas, attire près d’un millier de personnes à l’appel des 16 organisations politiques, syndicales, ou philosophiques, dont principalement le Mouvement de la Paix, la Fédération de l’Éducation Nationale (FEN), la CGT et le PC. Jean Perrin, représentant du FEN et militant syndical du Syndicat National des Instituteurs (SNI), préside à cette manifestation, entouré de Marcel Montillet et Corentin Léon,secrétaire du comité de défense. Ouvrant la séance, Jean Perrin précise l’objet du meeting : l’influence de l'implantation d'une base atomique à l’Île Longue sur l’essor économique et touristique de la presqu’île et la militarisation progressive du département. Marcel Montillet présente l’historique de l’affaire et rappelle le débat public à la chambre de commerce à Quimper, le 25 octobre en insistant sur un point : « Nous œuvrons avec tous ceux qui veulent nous soutenir dans notre lutte, pour obtenir satisfaction, abstraction faite de toute politique. Nous ne pouvons ni ne voulons faire de politique et entendons rester neutres dans les élections présidentielles. » Corentin Léon, précise toutefois : « Tous les candidats à la présidence ont approuvé notre action, sauf un… Vous savez qui ».
À la fin de la réunion, après le vote de la motion, les manifestants prennent la route pour se regrouper autour du monuments aux morts de Crozon où une gerbe est déposée. Les manifestants rendent ainsi hommage aux presqu’îliens ayant participé aux efforts de la nation française durant la Première Guerre mondiale. Le lieu de la fin de la manifestation est choisi volontairement. On suppose que c’est un message adressé au gouvernement. Les presqu’îliens veulent montrer qu’ils ont été des bons Français par le passé tout en continuant à l’être et qu’ils ne méritent pas d’être ainsi maltraités.
Le 5 décembre 1965 a lieu le premier tour des élections présidentielles. Le 5e bureau de la commune de Crozon (bureau de Saint-Fiacre) représente le quartier du Fret et de l’Île Longue. 573 personnes se déplacent pour voter sur 744 inscrits, soit un taux de participation de 77%. Au premier tour, François Mitterrand arrive en tête avec 287 voix, Charles de Gaulle deuxième avec 150 voix. Les deux candidats sont suivis de Jean Lecanuet (Mouvement Républicain Populaire) avec 101 voix, Jean-Louis Tixier-Vignancour (les comités Tixier-Vignancour) récolte 24 voix, Marcel Barbu (candidat sans parti) 8 voix, puis Pierre Marcilhacy (candidat centriste) 3 voix263.
Mais sur l’ensemble des bureaux de vote de Crozon, Charles de Gaulle rassemble 2136 voix, suivi par François Mitterrand avec 804 voix. Le bureau de Saint-Fiacre est le seul de la commune de Crozon sur 6 bureaux à avoir élu en première position le candidat socialiste. Ce n’est pas un changement de vote car le bureau a toujours voté pour une tendance politique de gauche, mais l’écart avec les autres partis politiques s'est tout de même agrandi lors de ces élections. Dans les autres bureaux, de Gaulle arrive donc largement en tête. La question de l’installation de la base de l’Île Longue est un enjeu territorialement prononcé à l’intérieur de la presqu’île de Crozon où les convictions sont géographiquement nettement tranchées.
Au niveau national, le général de Gaulle est mis en ballottage, pour un second tour. Les candidats défaits au premier tour appellent exclusivement à voter, à moins, contre le général de Gaulle, ou, explicitement, pour François Mitterrand. Avant le second tour des présidentielles, les enseignants de Crozon militent auprès de la population de Crozon pour François Mitterrand censé « pratiquer une politique nouvelle de progrès social et défendre les œuvres de vie contre les œuvres de mort (défense de l’Île Longue et de la Presqu’île) ».
Le 19 décembre 1965, Charles de Gaulle remporte les élections présidentielles avec 55,2% des voix. Dans le bureau de Saint-Fiacre, François Mitterrand arrive premier avec 358 voix, devant Charles de Gaulle avec 211 voix. Comme au premier tour, c’est le seul bureau de la commune de Crozon à avoir voté à gauche. En rassemblant les votes des différents bureaux de Crozon, Charles de Gaulle obtient 2587 voix et Mitterrand reçoit 1173 voix, soit 68,8% des suffrages exprimés en faveur du président sortant La Bretagne, majoritairement acquise au général, le demeure en l’adoubant à hauteur de 63,3 %, soit près de 8% de plus que la moyenne nationale.
L’Île Longue est définitivement condamnée à recevoir les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
__________________________________________________________________________________
Voir aussi.
De la Bretagne à la Polynésie. Refuser l'arme nucléaire.
/image%2F0978706%2F20250218%2Fob_095aae_refuser.jpg)
Alors que nous luttions contre le projet de construction d’une centrale nucléaire à Plogoff, dans la pointe du Raz, certains de ses partisans nous interpellaient : « vous luttez contre une pacifique centrale électrique, mais vous oubliez que vous avez à votre porte, à L’Île Longue, une base de sous-marins nucléaires dont les missiles sont destinés à faire des millions de morts » .
Erreur, nous n’avions pas oublié !