Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Nous présentons ici des extraits du Mémoire de recherche de Master 2 « Civilisations, Cultures et Sociétés Mondes modernes et contemporains Année Universitaire 2023-2024 » de Kerian BOUTHEMY.

 

A. La révélation du projet

 

 

Le projet d’installation d’une base de Sous-marins Nucléaires Lanceurs d’Engins(SNLE) est officialisé le 26 juin 1965, à Quimper, lors d’une réunion d’information organisée à l’initiative de Gabriel Eriau, préfet du Finistère. Si cette date correspond au dévoilement officiel du projet, certaines personnes connaissaient les intentions de l’État. En presqu'île de Crozon certainement, soit par des fuites ministérielles ou militaires, mais aussi par des soupçons éclairés de la population locale.

 

 

Au début de l’année 1965, lors de sa visite à Brest, le général de Gaulle avait évoqué la possibilité de voir des infrastructures militaires de types nouveaux apparaître dans le paysage de la rade de Brest, sans préciser qu’elles seraient destinées aux SNLE. Cependant, des journalistes travaillant sur le sujet, dont Yves Cariou, s’interrogeaient sur l’emplacement dédié à la dissuasion française. Le 16 février 1965, dans Le Télégramme, est publié un article sur la réunion à la Préfecture maritime des amiraux Cabanier, Barthélémy et Amman avec le général de Gaulle. Le journaliste s’interroge sur les sujets abordés à cette occasion : « Au nombre de ces sujets, très secrets, figurèrent sans aucun doute les futurs sous-marins atomiques français dont on a déjà dit qu’ils seraient basés à Brest. Mais où ? »

 

 

Le lendemain, après la visite de la rade de Brest par le général de Gaulle, le journaliste Yves Cariou appuie ses propos de la veille : « En prononçant ces paroles [“La géographie a peut-être fait de Brest un haut lieu de notre destin”], le chef de l’État se penche sans doute, certainement même, sur des considérations d’ordre militaire et stratégique. Brest, qui d’ici peu, recevra la partie la plus active de notre flotte conventionnelle, est appelé à partir de 1970, à devenir le port d’attache de notre ou “nos” sous-marins atomiques. A une infrastructure importante qui existe déjà, s’ajoutent d’innombrables possibilités, particulièrement de l’autre côté de la rade, dans la presqu’île dotée de hautes falaises dont certaines déjà recèlent d’importantes installations souterraines. Il n’est pas impossible que d’autres s’y créent. Mais nous entrons là dans un domaine où le silence est de rigueur dans les milieux intéressés. »

 

 

Le 17 février 1965, dès le retour de son voyage dans le Finistère, le général de Gaulle réunit au Palais de l’Élysée le conseil des ministres auquel il annonce « que les perspectives de Brest et le rôle capital que cette base est appelée à jouer dans la défense française, sont tout à fait satisfaisants».

 

 

Durant le mois de mars 1965, une enquête est effectuée dans la Presqu’île de Crozon par le commissaire principal de la sûreté nationale Jouannic concernant les propriétés de terrains situés sur la commune de Crozon et susceptibles d’être expropriés pour le compte de la Marine Nationale. Dans son rapport, il indique qu’il est difficile d’identifier les propriétaires des terrains des futures expropriations du fait du caractère très confidentiel des recherches et qu’il n’y a aucune possibilité d’obtenir des renseignements en dehors de la gendarmerie de Crozon. Ces difficultés sont également dues à l’absence d’éléments complets d’état-civil et à une matrice cadastrale communale très ancienne non tenue à jour. Le rapport dévoile que 19 personnes concernées sont connues de la gendarmerie locale, dont deux défavorablement. Le commissaire craint que l’opposition à l’installation de la base s’agrège autour de personnes qui destinent leur terrain à l’installation d’une résidence secondaire, de membres du parti communiste ou de syndicats agricoles.

 

 

De fait, c’est une enquête partielle de la sécurité nationale qui est transmise. Elle sera prolongée plus tard par l’Administration des Domaines pour obtenir des précisions sur les actes de propriétés. On peut constater qu’il ne semble pas négligeable pour la Marine Nationale d’anticiper les futures contestations au projet. En effet dans ce même rapport du 10 mars 1965, le commissaire confirme « que des spéculateurs sont déjà à l'affût des incidences du projet Coelacanthe ».

 

 

L’inquiétude des habitants de l’Île Longue se manifeste durant le mois de mai. Le 10 mai 1965, une campagne de mesures de courants marins débute à l’Île Longue. Le lendemain, la Marine de Brest rend compte à l’État-Major des rumeurs circulant déjà dans la presqu’île sur l’utilisation possible de l’Île Longue. Les habitants constatent que leur île commence à beaucoup intéresser l’Armée. Ce constat est avéré par les témoignages de certains d’entre eux, que l’on retrouve dans les entretiens réalisés en 2005 par Serge Borvon avec Francis Sénéchal et Alexandre Magadur, tous deux expropriés :

 

 

Serge Borvon : « Quand avez-vous appris que ce site allait être retenu ? »

 

Alexandre Magadur : « Vous savez, on a vu apparaître sur la route des gens qui n’étaient pas du coin, des messieurs surtout. Oui ça s’est passé drôlement. Un jour ma belle-mère me dit : “Tu sais, on va partir de l’île longue. Moi je ne crois pas ça”. Vous savez, ma belle-mère parlait un petit peu nature. “Moi je ne crois pas ça” qu’elle me dit. Et elle était obligée de se rendre à l’évidence, et un jour elle m’a dit : “Tu sais, je ne suis pas propriétaire, c’est de Gaulle mon propriétaire”, ça a été dur pour elle, très dur. Mon père, d’ailleurs, s’est laissé presque… oui, il s’est laissé presque… mon père n’a plus réagi après. »

 

 

Alexandre Magadur fait un résumé de la période relatant les rumeurs des habitants et la venue soudaine d’intrus et ce jusqu’à l’annonce de l’expropriation. L’expression « De Gaulle c’est mon propriétaire » est le ressenti de l’exproprié : c’est le chef de l’État, représentant de l’ordre et de la justice, qui s’approprie le bien des habitants, et le citoyen ne peut qu’avouer son impuissance face à l’autorité suprême.

 

 

Avant l’annonce publique du programme militaire, le 12 mai 1965, le ministre des Armées envoie une lettre au ministre de l’Éducation Nationale lui demandant la création d’un Collège d’enseignement secondaire à Crozon. Le ministre des Armées y évoque l’implantation d’infrastructures nouvelles dans la presqu’île sans toutefois en préciser le contenu :

 

« Mon attention vient d’être appelée par le Chef d'État-Major de la Marine sur le fait qu’il n’existe aucun établissement d’Enseignement Secondaire dans la presqu’île de Crozon au moment où se fonde l’espoir  pour la Marine de pouvoir disposer d’un groupe assez important de logements dans la presqu’île. [...] Une telle demande paraît d’autant plus opportune que le nombre de logements mis à la disposition du personnel de la Marine ira croissant du fait de l’implantation dans la région d’organismes nouveaux et importants intéressants la Défense Nationale. »

 

 

Le 9 juin 1965, le préfet du Finistère reçoit une lettre d’information ministérielle confirmant le choix de l’Île Longue et les travaux qui s’y préparent. Le 25 juin 1965, le ministre des Armées annonce la construction d’un collège d’enseignement secondaire à Crozon et son ouverture en 1966

 

.

La réunion d’information du 26 juin 1965 est donc organisée à l’initiative du préfet Gabriel Eriau et du préfet maritime Maurice Amman. Les difficultés que posent une telle opération sont déjà connues dans le département. En effet, deux ans auparavant, la base aérienne de Landivisiau a été implantée. C’est précisément dans l’objectif d’informer les représentants élus de la région, tels que les parlementaires, le conseiller général et les maires, mais aussi pour avertir la population locale qu’a lieu cette réunion. Y participent : Charles le Goasguen, député de Brest et membre de la commission de la Défense nationale, Suzanne Ploux, député et maire de Pont-de-Buis, Jean Mévellec, président de la chambre d’agriculture, le docteur Louis Jacquin, maire de Crozon et président du comité de tourisme, René Heise, maire de Camaret; Marcel Le Noir, maire de Lanvéoc, Georges Guénéron, maire de Roscanvel, Paul Bastard, ingénieur en chef des ponts et chaussées, Jean Deniel, ingénieur général du génie rural.

 

Le préfet Gabriel Eriau précise dès le début de la réunion que « la décision prise par le Gouvernement est d’acquérir des terrains pour les besoins de la Défense Nationale. Cette décision est définitive et il ne peut être question d’y revenir ». Puis il donne quelques garanties concernant l’acquisition des terrains :

 

« Ces acquisitions de terrains pour l’intérêt général de la nation ne vont pas sans inconvénients pour certains citoyens. Il faut donc régler l’affaire dans l’intérêt de la nation, mais en prenant toutes les mesures nécessaires pour faire droit aux intérêts légitimes en cause. C’est le souci de l’amiral Amman et le mien. Nous voudrions d’abord que la population soit informée avec exactitude et que ses élus notamment puissent l’informer et l’aider. Toutes les précautions seront prises pour défendre ses intérêts. »

 

Toutefois, malgré le dispositif étatique engagé, certains habitants de l’Île Longue conservent l’espoir de ne pas être mis en demeure de quitter les lieux. Ils sont cependant étonnés que toutes ces dispositions les concernant aient été prises sans qu’ils n’en soient avisés autrement que par la presse locale. Ils auraient souhaité une communication du maire de Crozon.

 

 

Lors de la réunion, l’amiral Amman justifie ainsi devant la presse, le choix de l’Île Longue :

« Brest a été choisie comme grande base de la Marine pour l’Atlantique. L’affectation des grands porte-avions à Brest, a déjà amené à créer la base de Landivisiau. Ce choix entraîne un développement assez important des moyens. En outre, une certaine dispersion de ces moyens nouveaux est nécessaire. Le ministre a donc recherché des terrains hors de Brest et sur la rade de Brest. La Marine possède déjà des terrains dans la presqu’île Térénez-Lanvéoc. Nous avons depuis longtemps des installations à la pointe de l’Île Longue (base d’essai de torpilles). Le choix s’est donc porté sur l’Île Longue qui serait acquise entièrement, ainsi qu’une zone de 150 hectares, au nord du fort de Crozon et du village de Guenvenez. »

 

 

Le seul moyen pour les habitants de connaître les intentions de la Marine concernant leur territoire est la presse locale. D’après la direction de la sécurité militaire, les habitants méconnaissaient la politique de dissuasion nucléaire française : « Pour le moment, les habitants sont encore sous l’effet de la surprise; s’ils pensaient que des travaux militaires devaient être entrepris dans la presqu’île, ils en ignoraient la nature. Certains ne savaient même pas qu’un sous-marin atomique était en construction à Cherbourg.» Formellement, la seule source d’information des habitants est la presse : « Sur la nature des travaux prévus dans la région de l’Île Longue, les riverains n’ont connaissance que des seules précisions fournies par les articles de presse. (“Télégramme”) »

 

 

La presqu’île de Crozon étant avant tout un éparpillement de hameaux et villages, on constate que les habitants de l’Île Longue constituaient une communauté vivant en vase clos, principalement de l’agriculture, de la pêche mais aussi de l’exploitation de carrières de microgranite. Dans l’arrière pays de la presqu’île, on ne s'intéresse pas ou peu aux actualités nationales. De la même manière, les « îliens », comme on les appelle dans la presqu’île de Crozon, étaient considérés comme quasiment des étrangers par les habitants du Fret, à seulement 3 km.

 

 

D’après le rapport d’information maritime du 29 juin 1965, la Marine ne prévoit plus de contestation de la part des expropriés : « Les intéressés estiment qu’en tout état de cause ils ne pourront s’opposer aux mesures prévues; ils n’envisagent d’action concertée que dans le but d’obtenir une compensation substantielle à leur préjudice. »

 

 

B. Les aménagements prévus en Presqu’île de Crozon.

 

 

 

 


Le complexe militaire élaboré par le groupe Coelacanthe prévoit trois implantations fondamentales :

:
- Sur le site de l’Île Longue, les installations d’entretien des SNLE entre les patrouilles. La structure majeure sera composée de deux bassins parallèles (pouvant servir soit de bassins à flots, soit de cales sèches) et d’un atelier de décontamination, complété d’un atelier d’escadrille. S’y trouvera également une pyrotechnie assemblant le stockage des têtes nucléaires, l’assemblage des missiles et leur chargement sur les SNLE.

 

- Sur le site de Guenvenez, situé entre l'Île Longue et le bourg de Crozon, seraient stockés les propulseurs.

 

- Une bicéphalité concernant les escadrilles SNLE, l’une à l’Île Longue qui assurerait le séjour au port et l’entretien des SNLE ainsi que la protection et la sûreté du site, l’autre à Brest qui regrouperait les moyens de commandement, d’administration, d’entraînement et d’instruction.

 


Avec le dévoilement public du projet d'installation d’une base de sous-marins nucléaires, surgissent alors des interrogations autour des zones susceptibles d'intéresser précisément la Marine. L’amiral Amman souligne que le terme d’« occupation » des terrains implique leur acquisition par la Marine, par la voie amiable, mais si besoin par l’expropriation.

 

 

Au problème d’occupation des terrains stricto sensu, s’ajouterait également un périmètre de protection établi par la Marine Nationale, au travers d’une zone de protection. Cette zone-tampon serait frappée de diverses servitudes, en particulier la servitude non aedificandi (non constructible). Cette servitude correspondra à une interdiction de construction sur la zone qui y sera soumise.

 

 

Au total, ce sont environ 230 hectares qui sont concernés par une expropriation : 80 à l’Île Longue et 150 à Guenvenez. S’y ajoutent les surfaces «d’isolement », où s’appliquent les servitudes liées à la sécurité des abords de la base. Il s’agit notamment d’empêcher une augmentation de la population à proximité des emprises sensibles.

 

 

Le périmètre de Guenvenez pose toutefois des difficultés à la commune de Crozon. En effet, la zone comprend la route touristique Crozon-Camaret et le hameau de Kerret au sud de la route. Le maire Louis Jacquin souhaite alors que le périmètre bleu s’arrête à la route. Dans cette zone, la mairie envisage la construction de logements à caractère touristique. Cependant, la question d’une réduction de la zone bleue n’est pas envisageable pour les responsables de la mise en œuvre du projet. Les ingénieurs ont effectué leur tracé, et c’est précisément le versant sud de Guenvenez qui a été déterminant pour le choix du site de part cette formation naturelle.

 

 

Quelques jours après la réunion à Quimper, le ministre des Armées, Pierre Messmer, communique au maire de Crozon les informations concernant les différentes zones, les voies de communication et le danger du nucléaire :

 

- Mis à part les deux zones jaunes, le gouvernement n’envisagerait dans l’avenir proche aucune autre expropriation à des fins militaires dans la presqu’île de Crozon.

 

- Les liaisons routières entre les zones jaunes de l’Île Longue et Guenvenez seront améliorées. Les routes resteront du domaine public et ouvertes à la circulation.

 

- La route Crozon-Camaret ne sera soumise à aucune restriction de circulation.

 

- Il est confirmé que tout risque d’explosion nucléaire est totalement exclu dans les deux zones considérées, mais la nature des opérations et des stockages qui y seront effectués obligeront, dans l’intérêt même des populations, à prendre certaines dispositions de sécurité aux alentours.Ces dispositions seront les mêmes que celles qui sont déjà appliquées dans les polygones d’isolement des pyrotechnies, comme celle de Saint Nicolas, près de Brest.

 

- Dans les zones de protection (zone bleue), aucune démolition de construction n’est envisagée, mais, à l’avenir, les permis de construire ne pourront y être accordés qu’avec l’autorisation du ministre des Armées. Dans les faits, seront accordées facilement les modifications destinées à améliorer l’habitabilité. Par contre, seront proscrites les autorisations de constructions nouvelles. Dans les aménagements prévus, est aussi actée la construction de plusieurs immeubles autour du Fort de Crozon pour loger les militaires chargés de la surveillance des sites de l’Île Longue et Guenvenez. Cet aménagement est l’objet de nombreux désaccords concernant les zones de servitudes de cette emprise datant de la seconde partie du XIXème siècle.

 

Les militaires veulent garder le terrain secret et se passer de permis de construire, tandis que la mairie demande à retirer le fort de Crozon des servitudes, car les logements seront occupés par une population principalement familiale, donc civile (les femmes et les enfants des militaires). Ce désaccord entre la mairie et la Marine Nationale est l’une des nombreuses querelles qui vont affecter leurs relations durant les années suivantes.

 

Notons que le maire de Crozon, Louis Jacquin, connaissait le projet de la Marine avant son dévoilement. Lors de sa victoire aux élections municipales de mars 1965, il est invité par l’amiral Amman à Brest. Il s’y rend avec ses adjoints Auguste Dizerbo et Jean Rolland. L’amiral leur confie alors sous le sceau du secret, la décision prise d’installer une base nucléaire à l’Île Longue.

 

Cette opposition de la mairie ne convient guère à l’administration française, comme le démontre le rapport rédigé après la réunion de juillet 1965 :« On perçoit l’amorce d’une manœuvre de chantage : la délivrance du permis de construire pour les soi-disant logements Marine du fort de Crozon serait subordonnée à la suppression des zones de servitude du fort. Quelle que soit la décision que le ministère des Armées prendra en définitive sur les zones de servitude et polygone d’isolement, je pense qu’il serait bon de formuler dès maintenant par écrit auprès de Monsieur le sous-préfet de Châteaulin, les plus expresses réserves vis-à-vis du plan directeur proposé, en dénonçant accessoirement la manœuvre amorcée par les services de construction, manœuvre inefficace car nous avons pas besoin de permis de construire, au sens strict du terme, pour édifier des casernes sur terrain militaire clôturé. »

 

 

Un modus vivendi est prononcé entre les deux camps sur l’extension de la ville de Crozon par le sud vers Morgat, par l’ouest vers le Goulien et par l’est vers Tal-Ar-Groas. Le nord de Crozon est réservé aux terrains militaires, dont l’annexe de Guenvenez.

 

Actuellement, un demi-siècle plus tard, on peut remarquer le contraste entre le nord de la presqu’île, consacré à l’agriculture et aux activités militaires, et le sud de la presqu’île dédié presque uniquement au tourisme.

 

 

Statistiquement, mais surtout concrètement, l’Île Longue et Guenvenez comptent alors 260 propriétaires avec 70 parcelles contenant des habitations. Sur l’Île Longue, se trouvent une centaine de personnes qui représentent une quarantaine de foyers dont 24 propriétaires de maisons, sept locataires et 10 propriétaires de résidences secondaires. Mais également cinq cultivateurs. À Guenvenez, on y compte huit foyers, dont trois fermes. Tous ces propriétaires et locataires sont sujets à expropriation.

 

 

C. Les impératifs d’expropriations.

 

 

À peine le projet est-il communiqué, le 26 juin 1965, que les délais pour quitter les lieux sont immédiatement annoncés par l’amiral Amman. Concernant l’Île Longue, les terrains doivent être libérés pour la Marine dans les 18 prochains mois, au 1er janvier 1967. En ce qui concerne Guenvenez, le délai n’est pas précisé et pourrait être à terme plus éloigné.

 

 

Durant la réunion d’information, les débats se concentrent sur les indemnisations, donc sur les moyens de réparer le préjudice subi par les propriétaires. Pour les terrains de la zone occupée (zone jaune), cela se traduit par un règlement financier. Seulement, la difficulté consiste à estimer la valeur des maisons et des terrains, à la croisée des intérêts de deux parties dont les avis risquent légitimement d’être divergents. L'indemnisation du polygone d’isolement (zone bleue) est déjà plus épineuse.

 

 

Le maire de Crozon et la députée de Châteaulin insistent sur le préjudice causé par une limitation au droit de propriété des habitants et précisent que les terres situées au sud de l’Île Longue ont une valeur d’au moins 20 francs le mètre carré, en raison de l’attrait touristique grandissant du site. Mais comment, dès lors, évaluer le préjudice s’il ne s’agit que de servitudes, dont celle de non constructibilité ? Dans cette perspective, le montant moyen proposé déclenche, a contrario, une réaction a posteriori d’une population directement concernée. Par le fait, les expropriés lanvéociens, auxquels, quelque temps auparavant, le service des Domaines n’avait proposé, que la somme d’un franc d’indemnisation au m2 pour l'extension de la base aéronavale de Lanvéoc-Poulmic, montent au créneau.

 

 

Lors de cette même réunion, le président de la chambre d’agriculture, Jean Mevellec, fait plusieurs propositions à la Marine. La première concerne la zone bleue : Pourquoi ne pas la résoudre de la manière suivante : la marine achète les terrains de la zone bleue comme ceux de la zone jaune, elle dédommage bien entendu les propriétaires auxquels elle loue ensuite les terres en leur imposant les servitudes qu’elle désire. La seconde proposition est de proposer une rente viagère de départ qui constitue une retraite pour ceux dont les terres sont occupées par des personnes âgées. Toutefois ces deux propositions ne sont pas retenues par la Marine, en raison de leur coût financier.

 

 

La députée Suzanne Ploux propose, lors de cette même réunion, de libérer l’anse de Dinan, à l’ouest de Crozon sur les bords de la mer d’Iroise et d’y regrouper les expropriés de l’Île Longue puisque il s’agit d’une emprise de la Marine Nationale.

 

Cette initiative est formulée aux personnes concernées, mais elle ne fera pas l’unanimité chez les expropriés, ceux-ci n’appréciant pas l’anse de Dinan : « La mer fait rouler les galets et ceux-ci nous empêcheraient de dormir ». Chacun préférera alors choisir sa nouvelle résidence.

 

 

À la fin de la réunion, l’Amiral Amman affirme que chaque propriétaire concerné sera contacté pour que chacun puisse négocier le dédommagement des terrains. C’est ainsi que l’Administration des Domaines procède, dès les jours suivants, à l’évaluation des terrains.

 

 

Dans les faits, c’est cette prise de contact qui va officialiser, sur le terrain, la réalité du projet. Alexandre Magadur, exproprié de l’Île Longue, se souvient de l’arrivée de cette Administration des Domaines :

 

 

Serge Borvon : « Donc, vous avez appris en voyant des gens arriver ? »

 

Alexandre Magadur : « Eh bien oui, deux ou trois expropriateurs, un peu le genre de gendarmes déguisés en civil. Il y en avait un, un rouquin, souvent on dit que les rouquins sont tout bons ou tout mauvais, mais celui-là n’était pas du genre très facile. Il disait franchement aux gens, aux pauvres veuves qui ont mis toute une carrière pour faire un penty : “Si vous ne signez pas, la prochaine fois ce sera moins”, et alors elles perdaient un peu les pédales. »

 

 

On remarque ici un sentiment d’injustice, se manifestant par une hostilité envers les expropriateurs, apparaissant comme malsains. Cette rancœur se confirme avec le recours au stéréotype du rouquin caractérisant, pour l’exproprié, la méchanceté.

 

 

Depuis l’annonce du projet, la Marine Nationale et les différents partenaires impliqués observent et notent les réactions de la population ainsi que les verbatim, jugés « désabusés » :

 

- « Petit à petit, la presqu’île de Crozon deviendra domaine militaire. Le tourisme sera tué. »

 

- « Les Allemands, qui stockaient des munitions dans l’île, n’ont jamais cherché à éloigner les habitants. »

 

- « Il serait plus utile de désarmer que d’armer. »

 

Le 6 juillet 1965, le préfet du Finistère émet un arrêté autorisant à pénétrer sur les propriétés privées pour les opérations de relevés topographiques dans le cadre de l’exécution des travaux militaires. Le préfet adresse aussi des plans cadastraux délimitant les terrains concernés par les opérations. Une enquête est effectuée pour connaître exhaustivement les propriétaires des terrains. En témoignent deux exemples du cadastre de Rostellec (hameau situé à l’entrée du sillon de l’Île Longue) dont la limite d’expropriation est fixée par une ligne rouge. Le premier est vierge et le deuxième est nettement complété après enquête.

 

 

Le préfet transmet à la mairie de Crozon les positions exactes du polygone d’isolement décrété par la Marine. Au nord, la ligne bleue correspond à la fin de la zone d'expropriation illustrée par le cadastre de Rostellec et marque effectivement le début de la zone d’isolement. Au sud, la ligne rouge correspond à la fin de cette limite.

 

 

Ces plans d’expropriations décidés par la Marine sont évidemment contestés. On y voit parfois, dans les zig-zag du découpage, le fruit d’arrangements avec supposés proches des services maritimes les laissant du bon côté des conséquences. Des services de renseignements remontent que des rumeurs circulent et qu’un propriétaire, non-identifié, a fait remarquer que les courbes délimitant les zones d’expropriations n'englobent étonnamment pas des enclaves particulières. Et que celles-ci appartiendraient respectivement à un contrôleur général de la Marine et au colonel Roger Podeur, adjoint au commandement de subdivision.

 

 

Parallèlement, Guenvenez est aussi délimité par la zone d’expropriation et le polygone d'isolement. Malgré le fait que les travaux y commenceraient plus tard que ceux de l’Île Longue, les plans de limitation sont déjà fixés par la Marine. Ainsi, la carte est centrée sur l’axe Guenvenez-l’Île Longue avec, entouré en vert, les limites d’expropriations et en rouge les polygones d’isolements. Mais un polygone d’isolement terrestre ne suffisant pas pour une base nucléaire de SNLE et ses dépendances, il est créé un polygone d’isolement maritime. Celui-ci entoure l’Île Longue, englobant l’île de Trébéron et l’île aux Morts, déjà historiquement terrains militaires. Tel qu’il est cartographié, ce polygone d’isolement est basé sur les alignements géographiques de la rade de Brest.

 

En apprenant l’ensemble de ces décisions, le maire de Crozon convoque une réunion,

 

le 3 juillet 1965, pour essayer de répondre aux nombreuses questions des habitants concernés. Une quarantaine de personnes, propriétaires, locataires ou estivants sont présentes. Les habitants y déclarent que ces mesures les touchant auraient pu être évitées, surtout pour les délais des expropriations et les réalisations à effectuer : « 18 mois pour construire nos maisons c’est trop juste » déclarent-ils. 

 

Les participants y envisagent pour la première fois la création d’un syndicat de défense des intérêts des expropriés.

 

A suivre : 

 

__________________________________________________________________________________________________________________

 

Voir aussi.

De la Bretagne à la Polynésie. Refuser l'arme nucléaire. 

 

Alors que nous luttions contre le projet de construction d’une centrale nucléaire à Plogoff, dans la pointe du Raz, certains de ses partisans nous interpellaient : « vous luttez contre une pacifique centrale électrique, mais vous oubliez que vous avez à votre porte, à L’Île Longue, une base de sous-marins nucléaires dont les missiles sont destinés à faire des millions de morts » .

Erreur, nous n’avions pas oublié !

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :