Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Nous présentons ici des extraits du Mémoire de recherche de Master 2 « Civilisations, Cultures et Sociétés Mondes modernes et contemporains Année Universitaire 2023-2024 » de Kerian BOUTHEMY. Des recherches approfondies qui bénéficient, en particulier, de la récente ouverture des archives de la marine.
 

 

A. L'essoufflement du comité de défense face au projet militaire.


Après les élections présidentielles de décembre 1965, le comité de défense se réunit à Châtelain avec plusieurs maires des communes riveraines. A l'issue de cette assemblée, la ville de Brest est choisie pour une nouvelle réunion importante. Le maire de Brest, Georges Lombard accepte le principe de la réunion et met à disposition la salle du Nouveau Théâtre. Il est essentiel pour les expropriés de concevoir une assemblée apolitique dans la plus grande ville du Finistère, et de mobiliser la population brestoise autour d’un sujet qui la concerne du fait de la courte distance à vol d’oiseau de la future base.


Le comité diffuse des tracts dans les écoles publiques de Brest, afin de sensibiliser   parents quant à l’avenir de leurs enfants, mais aussi de leur faire prendre conscience des problèmes économiques, industriels et touristiques que pourrait provoquer la création de la base. Dans le préambule du tract, il est intéressant de constater qu’on se pose en victime de la Seconde Guerre mondiale : « Vous qui avez tant souffert de la  guerre, vous ne devez pas rester insensible à la menace d’expropriation qui frappe ces régions. Les habitants de l’Île Longue, Guenvenez et Rostellec, qui ont souffert de la guerre + occupation allemande, immeubles endommagés, ne veulent pas être chassés de chez eux. »


Le 29 janvier 1966, se déroule cette nouvelle réunion au Nouveau Théâtre de Brest. La séance est présidée par Georges Morizo’o, vice-président du comité d’expansion de Cornouaille, et par Marcel Montillet, président du comité de défense. Tous les maires de la presqu’île de Crozon et des alentours sont présents dont celui de Crozon, Louis Jacquin. Des représentants des syndicats CGT et CFDT assistent à la réunion. Cependant, aucun parti politique n’est représenté. Quelques habitants de Brest sont venus, mais ce sont principalement les habitants de la presqu’île de Crozon ainsi que les pêcheurs de la rade qui semblent avoir rempli la salle. Georges Morizo’o regrette l’absence des parlementaires. Il argumente en évitant de politiser son propos : « Après tout, il s’agit de défendre un coin de notre terre bretonne et les intérêts légitimes de la population. »


« Défendre l’Île Longue, c’est défendre le Finistère tout entier » est également le thème de l’allocution du docteur Jacquin et de ceux qui lui succèdent à la tribune. Le président du comité du tourisme, parlant aussi au nom du président du Conseil général, déclare que l’implantation de la base va avoir des conséquences néfastes sur les activités économiques et touristiques de toute la région. En effet, Louis Jacquin, président du comité régional du tourisme, nourrit de grandes ambitions pour la baie de Douarnenez. En cette année 1966, quinze communes, de Plogoff à Crozon, se réunissent pour créer le syndicat intercommunal pour le développement touristique de la baie de Douarnenez, avec pour objet « l’étude et la réalisation d’aménagements et d’équipements touristiques de toutes sortes susceptibles de concourir au développement du tourisme de la région considérée ». L’idée est de faire de la baie de Douarnenez un stade nautique permettant d'accueillir des compétitions de classe internationale, comptant plusieurs ports de plaisance (Morgat et l’Aber en Crozon, Trez-Bellecen Telgruc, Douarnenez) complétés d’ensembles résidentiels, tout en préservant un certain nombre de  sites emblématiques, comme le Cap de la Chèvre ou la Pointe du Raz. Louis Jacquin veut, peut-être, voir dans l’acceptation du projet d’installation de la base une garantie de l’État contre une extension éventuelle des zones militaires, qui fut discutée par lui-même et l’Amiral Amman en juillet 1965. De ce point de vue, l'installation de la base de l’Île Longue est propice à son projet, car le maire de Crozon obtiendra plus tard un don de la Marine d’environ 1 million de francs pour la réalisation du port de plaisance de Morgat.


Durant la réunion, les marins-pêcheurs exigent, eux, des assurances formelles. Le silence de la Marine Nationale alarme le millier de familles qui vivent de la pêche dans la rade de Brest. Puis les syndicats CGT et CFDT déclarent à leur tour que ces dépenses militaires sont improductives : « La base fournira un travail durant sa construction et ce sera tout. Nous soutiendrons l’action du comité de défense parce qu’elle va dans le sens des intérêts économiques de la région. » Les représentants de la chambre d’agriculture apportent le soutien du syndicalisme paysan à la lutte : « Les campagnes sont désertées, à cause de la mécanisation de l’agriculture. Il faut donc des usines pour réemployer sur place les cultivateurs qui quittent la terre. Or cette base sous-marine ne sera pas créatrice d’emplois ».


Le maire socialiste de Châteaulin, Hervé Mao, explique que, malgré les résultats de l’élection présidentielle, il suit son hostilité à l’installation de la base « Parce que la force de frappe est ridicule et ruineuse pour le pays, parce que se posent des problèmes humains, parce qu’il existera toujours un danger de radiations. La décision n’est pas irrévocable. Il faut que toutes les forces de la région : ouvriers, paysans, commerçants s’allient et se serrent les coudes. Luttons ne désespérons pas et nous triompherons».


Edouard Le Jeune, maire de Dinéault (Union Centriste) et conseiller général estime que « l’État nous a fait là un cadeau empoisonné qui va à l’encontre des intérêts du département. » Depuis l’officialisation du projet, l’expression « cadeau empoisonné » revient régulièrement chez les maires de la région pour décrire la future base de sous-marins nucléaires.


Comme résolution, l’assemblée adopte à Brest, les vœux de Louis Jacquin et Pierre Stephan. Ces vœux avaient été adoptés quelques jours plus tôt par le Conseil général du Finistère : « Le Conseil général conscient de défendre les intérêts légitimes de la population de la presqu’île de Crozon s’étonne que le Ministère des Armées ait choisi comme lieu d’implantation de la base logistique des sous-marins atomiques, l’Île Longue en Crozon. Sans qu’il veuille s’immiscer dans des considérations d’ordre stratégique, il lui paraît a priori contestable de choisir pour y entreposer des engins nucléaires, une zone située à proximité immédiate d’une ville de plus de 150 000 habitants et au coeur d’une région dont la vocation touristique est unanimement reconnue. Il demande donc au Gouvernement de bien vouloir reconsidérer sa position. En toutes circonstances, le conseil général constate qu’en cette affaire, il n’a pas été tenu compte suffisamment des graves intérêts sociaux et économiques de la population finistérienne. Il demande qu’en toute hypothèse cette situation soit reconsidérée sur un plan humain.»


Pour conclure, Louis Jacquin regrette qu'aucune information officielle n’ait été donnée et qu’aucun décret d’utilité publique n’ait été publié. L’article du Ouest-France titre d’ailleurs : « Pourquoi le Ministère des Armées se tait-il obstinément ? ». La réponse ne se fait pas attendre. L’irrévocabilité du projet est confirmée moins d’un mois plus tard, le 22 février 1966. Un décret interministériel déclare d’utilité publique et urgente l’acquisition des terrains à l’Île Longue, Guenvenez et Rostellec, pour l’installation  d’ouvrages militaires. Du fait du caractère secret de l’opération, le décret n’est pas publié au Journal Officiel dans l'instant, il sera quelques mois plus tard le 5 mai 1966. Les notifications du décret sont effectuées par lettre. L’article 1 annonce qu’il : « est déclaré d’utilité publique et urgente l’acquisition, au besoin par voie d’expropriation, au profit du ministère des Armées et pour la création du port- base des sous-marins atomiques, des terrains bâtis et non bâtis ci-après désignés, situés sur le territoire de la commune de Crozon, d’une contenance totale de 256 ha environ tels qu’ils sont délimités en jaune sur les plans annexés au présent décret. »


La procédure d'extrême urgence est un fait rarissime, elle entraîne une prise de possession des parcelles concernées dès le prononcé de l’utilité publique. Le général de Gaulle voulait que la base soit opérationnelle pour 1970, date prévue de l’arrivée du Redoutable. Les Travaux Maritimes font parvenir une copie du décret à la municipalité de Crozon, le 29 mars 1966. Le même jour, une réunion se tient chez Marcel Montillet. Louis Jacquin et Suzanne Ploux sont présents. Les protagonistes s’interrogent sur la forme du décret et en particulier le fait qu’il n'ait pas été publié au Journal officiel. De plus, la décision d’expropriation n’a pas été débattue en Conseil d’État, comme le prévoit le décret n°59 680 du 19 avril 1959. Par ailleurs, le comité s’étonne que la préfecture du Finistère n’ait pas communiqué aux intéressés le décret d’expropriation, alors que le préfet a accusé réception du décret le 21 mars 1966.


Durant le printemps 1966, le directeur des Domaines, un dénommé Guivarc’h, procède aux estimations des terrains expropriés à l’Île Longue. Selon les services de renseignements, lors d’une précédente visite, il avait commis certaines maladresses, ayant déclaré à quelques habitants devant être expropriés : « Vos maisons ne valent rien ».


Le 17 avril 1966, le comité de défense réunit à nouveau la population. A cette date, les habitants auraient admis l’irrévocabilité de l’implantation de la base de SNLE. C’est en tout cas ce que prétend un journaliste de Ouest-France : « Les faits sont là et les habitants de l’Île Longue et de Guenvenez sont actuellement sûrs d’une chose : tôt  ou tard, il leur faudra partir. »

 

À présent, ce sont les montants des indemnités ainsi que les questions de relogement qui inquiètent les expropriés. Indépendamment de ces conséquences matérielles, soulignons le préjudice moral subi par les expropriés, d’autant plus s’agissant d’une population comprenant beaucoup de personnes âgées, déracinées d’un moment à l’autre. Ceux qui envisagent de s’établir sur la commune de Crozon, reçoivent la promesse du docteur Jacquin de faciliter leur acquisition de terrains.


Les occupants de l’Île Longue se divisent en trois catégories : les propriétaires de résidences principales et secondaires, les propriétaires de petits penty, et les locataires. Les expropriés établissent soit un accord à l’amiable avec l’État ou, dans le cas d’un refus, les autorités les expulseront manu militari.


En 1966, le comité de défense a rompu avec les partis politiques. La cellule du PCF de Crozon continue pourtant de politiser l’affaire en dépit de l’audience assez limitée du parti sur l’ensemble de la circonscription. Ce dernier semble vouloir reprendre l’initiative malgré les distances prises à son égard par le comité de défense de l’Île Longue. Toutefois, c’est la dernière action d’un parti politique en rapport avec l’installation de la base de l’Île Longue. Ainsi, un des derniers tracts diffusés dans les boîtes aux lettres au cours de la nuit du 23 au 24 avril 1966 et intitulé « L’affaire de l’Île Longue nous concerne tous, accepter la dissuasion ou refuser ? ».


Les futurs expropriés se réunissent le 8 mai, dans le contexte d’évaluation des propriétés. Corentin Léon, membre du comité de défense, annonce que : « Maintenant nous arrivons au moment crucial, celui de discuter l’évaluation de nos propriétés. » Le directeur des domaines expose qu’il doit d’abord reconnaître l’ensemble des terrains et immeubles bâtis pour son étude générale définissant les catégories de terrains et les bases d’estimation, puis à l’aide des documents parcellaires, faire des offres amiables aux propriétaires.

Les habitants de l’Île Longue, Guenvenez et Rostellec se rassemblent en  assemblée générale, le 21 août, à l’Île Longue, afin d’informer les propriétaires des prix proposés par le Service des Domaines. Marcel Montillet expose la situation de ces derniers mois, dont sa visite, avec Suzanne Ploux et Louis Jacquin, au ministre des Armées, Pierre Messmer, le 13 juin 1966. La délégation remet un questionnaire au ministre, qui restera sans réponse.


Dans le questionnaire, on retrouve différentes interrogations sur l’évacuation des habitants : «A quelle date faut-il envisager l’évacuation de l’Île Longue et Guenvenez ? Dans quelles conditions ? L’évacuation sera-t-elle échelonnée ou non, suivant l’acheminement des travaux ? » Mais aussi sur le problème des relogements : « La municipalité souhaiterait connaître dans les meilleurs délais les conditions dans  lesquelles la Marine Nationale envisage le problème de relogement des locataires de l’Île Longue. »


Le territoire de l’île est divisé en trois catégories pour indemnisation. Les prix proposés varient en fonction de l’endroit et de l’emplacement du terrain. Leurs terrains étant dits de « meilleure qualité » les expropriés possédant une propriété au sud du Mur de retranchement de l’Île Longue reçoivent plus que ceux dont les lots sont situés au nord. Ces différences de prix provoquent une incompréhension et de nombreuses récriminations chez les expropriés. Marcel Montillet propose : « Tous les terrains et immeubles situés sur l’étendue touchée par l’expropriation, devraient être évalués au même prix. Nous souhaitons un prix unique et surtout acceptable et non  pas des tarifs différents pour une surface identique et un terrain de même qualité, lorsque les lieux sont situés à des endroits différents. »


Il est convenu que les expropriations individuelles seront refusées si les prix ne sont pas reconsidérés et uniformisés pour tous les terrains. Le comité de défense adopte une motion en cinq points adressée à la presse, et dans laquelle il : « - S’élève contre la discrimination abusive dans l’évaluation des terrains. - Appelle les élus locaux à soutenir les intérêts légitimes de toute la population expropriée ; les indemnisations proposées ne permettant pas un relogement des expropriés.

- Demande que les problèmes de relogement soient précisés.

- Demande que les prix soient reconsidérés et qu'un prix unique et acceptable soit
appliqué.

- Demande une fois encore que soient prévues des indemnités pour les zones d'isolement dites zones bleues. »


Le président du comité de défense, Marcel Montillet, après avoir rendu compte de la motion, s’accorde à dire que l’expropriation était inéluctable et qu’il faut plutôt oeuvrer à la reconsidération des indemnisations. À l’unanimité, l’assemblée rend hommage au dévouement inlassable du comité de défense et surtout de Marcel Montillet, lequel avoue que si l’action du comité avait été payante, ce dernier n’avait pourtant pas réussi à maintenir dans l’île la population qui y vivait ou qui y avait été attirée, par son charme.

 

B. L’obligation de quitter les lieux pour le début des travaux.


Entre le 8 et le 28 novembre 1966 sont déposés à la mairie de Crozon le plan et l’état parcellaire des propriétés concernées par la réalisation du projet. Initialement, la prise de possession avait été fixée au 1er janvier 1967. Mais l’ordonnance autorisant l’expropriation pour cause d’utilité publique n’a été publiée que le 5 janvier 1967. Un report au 1er avril 1967 est donc accordé par la Marine. Toutefois les expropriés demandent un relogement   avant cette date.


Le 29 septembre 1966, la mairie de Crozon prend contact avec le préfet du Finistère, ainsi que l’Administration des Domaines et les Travaux Maritimes, pour acheter, en vue du relogement, un terrain situé en dehors de la zone bleue et à proximité du Fret, au lieu nommé le Zorn, situé à 200 mètres de la mer face à l’Île Longue.Il est décidé par la commune d’acquérir un terrain de 3 hectares et demi afin de reloger 21 propriétaires et 10 locataires. Le maire de Crozon, Louis Jacquin, veut construire dans cette zone pour être sûr que la Marine ne revienne sur la décision d’aucune autre expropriation, ni sur celle d’augmenter la zone du polygone d’isolement. Son idée est que si la Marine ne s’y oppose pas, elle n’ira pas plus loin.


En premier lieu, la mairie procède aux acquisitions des terrains nécessaires à la construction de trente habitations groupées, dont neuf locataires et 21 propriétaires de résidences principales ou secondaires. Le conseil municipal décide cette acquisition à l’amiable ou par voie d’expropriation. Le 12 novembre 1966, le conseil municipal demande au préfet du Finistère que l’acquisition des terrains nécessaires soit déclarée  d’utilité publique, et qu’il soit fait application de la procédure d’urgence. Une expropriation en cache une autre. Le projet concerne 84 parcelles et 42 propriétaires. Il s’agit pour la plus grande partie d’un plateau recouvert de landes.


Sur demande du maire, les Travaux Maritimes accordent une subvention de 200 000 francs à la commune de Crozon dont l’objet est de la décharger de son obligation de reloger. Les Travaux Maritimes versent également à la municipalité une indemnité de 360 000 francs représentant la valeur de construction des ouvrages publics indispensables à la mise sur pied du nouveau lotissement. Cette indemnité représente les biens, routes et réseaux divers.


La construction prochaine d’un nouveau lotissement ne rassure pas les expropriés. Selon Le Télégramme, « la guerre des nerfs » a commencé : « On nous donne de l’argent. On prévoit pour nous recevoir, devant la décision irrévocable du Ministère des Armées, un lotissement entre le Fret et Rostellec, lotissement de plus de 3 hectares, il en faudrait 5. Mais quand sera-t-il prêt ? Si nous devons partir d’ici le 31 mars 1967, impérativement, où irons-nous en attendant de nous installer définitivement ? Recevrons-nous nos indemnités d’expropriations avant le délai fixé ? »


Le 13 janvier 1967, le préfet du Finistère, sur demande la municipalité de Crozon, déclare d’utilité publique le projet d’aménagement d’un lotissement communal au Fret, en vue du relogement des expropriés de l’Île Longue308. Ces derniers s’engagent par contrat à acheter une propriété dans ce lotissement. La municipalité de Crozon avait pensé que les propriétaires concernés par cette expropriation du Zorn auraient accepté de la laisser prendre possession des terrains avant que la procédure ne soit terminée. Pourtant, ces propriétaires, eux aussi, ne veulent céder leur terrain que lorsque chacun aura connaissance du montant de son indemnité. Le docteur Jacquin estime qu’ « en réalité, les propriétaires ne font pas une bonne affaire, car l’expression du gage sur le terrain risque d’être influencée par l’état de celui-ci, actuellement le Zorn est couvert d’une lande de deux mètres ».

 

Le refus des propriétaires du Zorn complique le problème pour la municipalité et les travaux prennent du retard, le lotissement prévu n’est prêt qu’au printemps 1968. Des expropriés de l’Île Longue opposés à l’arrangement à l’amiable, des propriétaires du Zorn refusant de libérer leurs terrains avant le versement de leurs indemnités, des travaux devant impérativement débuter : tout concourt à ce que les esprits s’échauffent.

 

L’ingénieur en chef des Travaux de la Marine déclare aux expropriés qui se lamentent sur leur sort : « Le choix de l’implantation de la base appartenait aux élus locaux et au parlementaire de la circonscription ». Le docteur Jacquin proteste aussitôt : « Ni le Conseil municipal de Crozon, ni les parlementaires du Finistère, n’ont été consultés par le Ministre des Armées dans le choix du lieu d’implantation de la base ».


Les propriétaires des terrains du Zorn reçoivent des offres d’indemnités durant le mois de février 1967. Nombreux sont ceux qui refusent le prix proposé. Toutefois, sur les 41 propriétaires concernés, 28 finissent par accepter le jugement du 29 septembre 1967, tandis que 13 autres font appel auprès de la cour d’appel de Rennes. De même, au début de l’année 1967, 90 % des expropriés de l’Île Longue et Guenvenez ont accepté de traiter à l’amiable. Seulement cinq d’entre eux se battent et refusent l’arrangement proposé par le service des Domaines. Ils veulent que leurs indemnités correspondent à celles émises par leurs experts. Ils sont convoqués chez le juge d’expropriation les 21 et 22 février 1967. Les indemnités jugées ne sont pas celles attendues, ils percevront moins que ceux habitants au sud du Mur de l’Île Longue.


Dans le même temps, la Marine recule la date pour l’évacuation obligatoire des habitants. Elle n’est plus fixée au 1er avril 1967, mais au 22 mai 1967. Sur 17 propriétaires, deux seulement ont trouvé à se reloger. Une pancarte est alors affichée sur le Mur de retranchement de l’Île Longue : « Entrée interdite Danger », « Obligation de quitter les lieux pour le 22 mai au plus tard ». Certains n’ont toujours pas reçu leurs indemnisations, ne savent pas où aller et restent sur l'île malgré le commencement des travaux et les dangers que cela implique.


Dans une lettre du 17 avril 1967 expédiée au maire de Crozon, le Ministre des Armées fait savoir qu’il n’assume aucune responsabilité quant à la potentielle mise en danger des habitants de l’Île Longue, et demande au maire de Crozon d’utiliser ses pouvoirs de police pour évacuer toute la zone située au nord du Mur avant le 22 mai 1967. Louis Jacquin estime que ce n’est pas à la mairie de Crozon de supporter le souci de l’expulsion des propriétaires, et il demande un sursis jusqu’au 1er septembre auprès du Ministère des Armées.

 

Pour la Marine, il est urgent de commencer les travaux car le Redoutable a été lancé à Cherbourg, en présence du chef de l’État, le 29 mars 1967. Le maire de Crozon invite les familles de locataires à occuper les logements laissés vacants dans la zone au sud du Mur. Les 10 familles de locataires, soit 35 personnes, sont provisoirement relogées.


Le 16 mai 1967, le maire, Louis Jacquin, reçoit une délégation de femmes, propriétaires de résidences principales, accompagnées de Marcel Montillet. Elles sont venues protester du fait qu’elles se retrouveront sans logement le 22 mai. Le maire leur rétorque alors que leur refus d’envisager à l’origine leur départ comme une chose acquise les mène aujourd’hui dans une impasse. Il n’hésite pas à ajouter, outre l’obstination des propriétaires du Zorn qui a fait perdre à la mairie un temps précieux, qu’il aurait été plus judicieux de leur part, dès l’annonce du projet, de discuter des prix, des délais, des modalités de relogement, au lieu de remettre en question la création de la base des sous-marins. Finalement, le 22 mai, à la date butoir, la députée de la circonscription, Suzanne Ploux, annonce que le Ministre desArmées autorise les familles des résidences principales se trouvant au nord du Mur, à occuper leurs maisons jusqu’au 1er septembre. Cette autorisation ne concerne pas les résidences secondaires. Les premiers bâtiments des locataires, construits par l’entreprise brestoise Courté, sortent de terre durant l’été 1967. En octobre 1967, les 10 locataires de l’Île Longue peuvent ainsi se reloger. Pour les propriétaires, l’attente d’un relogement au Zorn se prolonge jusqu’au début de l’année 1968.


Les travaux de la base commencent le 1er août 1967 par le débroussaillage, suivi des nécessaires opérations de déminage et désobusage. Dans une lettre adressée au maire, le Ministère des Armées indique que les risques et dommages plausibles à la population encore présente sont le danger d’explosions d’obus et de mines, le bruit continuel, ou les graves entraves à la circulation civile. Cet épisode du début des travaux est raconté par Alexandre Magadur, exproprié de l’Île Longue :

« Ce sont mes parents qui ont quitté les derniers l’Île Longue, ils ont quitté parce que les travaux avaient commencé. Ils n’avaient rien trouvé pour se reloger, et les ouvriers ont donc fait sauter les mines, et mon beau-père a failli être tué là, il y a un rocher qui est tombé à côté de lui. Et ma belle-mère a eu juste le temps de le retirer, et il a dit : “Cette fois-ci on s’en va, on ira n’importe où mais on s’en va”. Ils faisaient sauter de plus en plus de mines et de plus en plus près pour les faire partir… Ils avaient du chagrin. »

 


Au début des travaux, en 1967, André Calvez, un des principaux responsables des Travaux Maritimes présents sur le site, se souvient d’avoir été, comme ses camarades, conspué et injurié par une partie des expulsés : « Ce fut un moment très pénible à supporter, nous étions là pour faire notre travail, certes, mais nous ne pouvions rester insensibles devant la détresse, réelle et compréhensible des expropriés. Ainsi la famille d’une femme âgée nous suppliait-elle de la laisser mourir chez elle. c’est sans doute l'épisode qui m’a le plus ému. »


À la fin de l’année 1967, les locataires laissent donc place aux propriétaires. Les habitations au sud du Mur logent les derniers natifs de l’Île Longue. La Marine consent à ne pas détruire les habitations où sont logés les expropriés avant la fin des travaux de relogement au Zorn. À la suite, le dernier enregistrement des propriétaires expropriés de l’Île Longue et le moment de leur relogement définitif.

À Guenvenez, les démarches sont décalées, puisque la première ordonnance portant expropriation d’urgence pour cause d’utilité publique ne date que du 18 avril 1968. Les derniers jugements de fixation des indemnités pour ce site datent du 19 décembre 1969. Pendant ce temps-là les habitants ont évacué définitivement l'Île Longue au printemps 1968. 

 

Dès lors, la Marine n’a plus aucune contrainte dans la gestion des travaux pour la métamorphoser en une base nucléaire militaire.

 

_____________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

 

Voir aussi.

De la Bretagne à la Polynésie. Refuser l'arme nucléaire. 

 

Alors que nous luttions contre le projet de construction d’une centrale nucléaire à Plogoff, dans la pointe du Raz, certains de ses partisans nous interpellaient : « vous luttez contre une pacifique centrale électrique, mais vous oubliez que vous avez à votre porte, à L’Île Longue, une base de sous-marins nucléaires dont les missiles sont destinés à faire des millions de morts » .

Erreur, nous n’avions pas oublié !

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :