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Un an après la fin de l’enquête publique et de l’occupation armée de la commune de Plogoff, le journal Nukleel ?, de la coordination régionale de CLIN (comités locaux d’information nucléaire), publiait un numéro spécial sous le titre : « Nucléaire militaire. La Bretagne au cœur de la cible ». Son objectif était, d’une part, de dénoncer la main-mise de l’armée sur la Presqu’ile de Crozon menacée d’une extension de la base nucléaire de l’Île Longue. D’autre part, et surtout, d’alerter sur les effets d’une attaque nucléaire sur la cible constituée par Brest et l’Île Longue. Dans le même temps une manifestation était décidée entre Crozon et Morgat pour exprimer le refus du nucléaire, autant militaire que civil. (voir)

 

Pour populariser cette action, le Comité Plogoff de Crozon prenait l’initiative d’adresser à Alfred Kastler, prix Nobel de Physique et opposant résolu de l’arme nucléaire, un numéro spécial du journal Nukleel ?. Ils le sollicitaient par ailleurs pour accompagner les manifestants le 27 juin à Crozon.

La lecture de la longue réponse manuscrite de Alfred Kastler, datée du 16 mai 1981 a été un grand moment d’émotion pour les militantes et militants des Comités Plogoff.

 

« J’essaye de répondre à votre lettre du 27-4-81 accompagnée du N°11 de  Nukleel ?. En le lisant je me sens réconforté de voir qu’enfin il y a en France des mouvements qui commencent à alerter l’opinion publique contre le danger du nucléaire militaire (souligné dans le texte), mille fois plus dangereux que le danger nucléaire civil ». Leur écrivait-il.

 

Cette  approbation était cependant nuancée par la phrase suivante : « Car en tant que scientifique je suis étonné de voir non seulement l’inconscience des gouvernements qui soutiennent le surarmement nucléaire ( l’équivalent aujourd’hui d’un million de bombes d’Hiroshima), mais de voir aussi le manque de discernement des « écologistes ». Comment est-il possible  de mobiliser des milliers de personnes contre le projet de l’inoffensive centrale de Plogoff alors que la population reste inerte devant le danger de la base nucléaire de sous marins nucléaires ? ».

 

Les militants des CLIN n’ignoraient rien de la position de A. Kastler en faveur des centrales nucléaires. Cela ne diminuait en rien leur admiration pour le pacifiste et humaniste. Plusieurs scientifiques et militants associatifs, en particulier en Bretagne, avaient eux-mêmes, un moment, espéré que le nucléaire civil viendrait s’opposer au développement du militaire. Par ailleurs les accidents de Tchernobyl et de Fukushima n’avaient pas encore apporté la preuve que les centrales nucléaires n’étaient pas aussi « inoffensives » que leurs promoteurs l’affirmaient. D’autres scientifiques, spécialistes du domaine nucléaire, s’étaient mobilisés contre le programme électronucléaire français. Ce sont ces scientifiques du GSIEN (Groupement des Scientifiques pour l’Information Nucléaire) qui avaient informé et soutenu les Comités Plogoff pendant tout leur combat.

 

Par ailleurs A.Kastler ne pouvait pas savoir que ce sont ces mêmes « écologistes » qui avaient tenu à ce que leur lutte à Plogoff n’occulte pas le nécessaire combat contre l’Île Longue et sa base de sous-marins nucléaire. Cependant ils partageaient la dernière remarque du professeur Kastler et étaient les premiers à regretter que leurs actions contre le nucléaire militaire ne trouve pas l’audience de celles contre la centrale. La conclusion de la lettre répondait,  par contre, totalement à leur attente.

 

« Il est certain que pendant la première demi-heure d’une guerre nucléaire la rade de Brest et toute la Bretagne seraient pulvérisées. Les indications que vous donnez  page 20-23 de votre opuscule sont confirmées  par un article paru dans le N° d’avril du « Scientific American » et qui sera publié en traduction française dans le N° de juin, actuellement sous presse de « Pour la Science ».

 

Mon grand âge et l’état de mon cœur ne me permettent pas d’être des vôtres sur place le 20 juin, je vous envoie deux textes dont je suis l’auteur et dans lesquels vous pouvez puiser ce qui peut vous être utile. »

 

Ces deux textes signés de la main du professeur Kastler méritaient effectivement une lecture attentive. Le premier, écrit à l’occasion du « Col loque Science et Désarmement » tenu à Paris les 15-17 janvier 1981, avait pour titre : « La contribution des scientifiques au processus de maîtrise des armements et de désarmement ». En introduction il remarquait que « Le développement scientifique [.] est à l’origine de l’armement moderne et de son intense pouvoir des destruction. [.] En face de cette situation, que peuvent faire, qu’ont essayé de faire, des scientifiques, conscients qu’ils n’ont eux-mêmes aucun pouvoir de décision ? ».

 

Ainsi était rappelé l’Appel de Albert Einstein et Bertrand Russel, à l’origine de l’organisation Pugwash, du nom du village canadien où pour la première fois, en 1957, se sont réunis une vingtaine de scientifiques américains, russe, japonais, chinois, européens de l’Ouest et de l’Est avec l'objectif d'agir auprès des gouvernants en faveur de l'arrêt de l'industrie nucléaire militaire.

 

https://lejournal.cnrs.fr/billets/science-et-paix

 

Au nombre des résultats positifs de l’organisation A.Kastler note que Pugwash a « activement contribué à des accords créant des zones dénucléarisées : l’Amérique Latine, l’Antarctique, le fond des mers et la haute atmosphère, c’est à dire l’interdiction de placer des armes atomiques sur satellites. »

 

Le chapitre suivant a particulièrement retenu l’attention des militants antinucléaires.  

 

« Pugwash a aussi joué un rôle dans la formation du traité de non-prolifération des armes nucléaires. Celui-ci a été proposé par les deux grandes puissances, USA et URSS en 1968, aux Nations Unies qui l’ont adopté. Il a été signé à partir de 1970 ; la Grande-Bretagne et plus d’une centaine de puissances non-nucléaires y ont adhéré.

 

Mais il faut avouer que ce traité constitue à la fois une garantie et un danger.

 

Car, en s’engageant à renoncer à construire des armes nucléaires, les nations non nucléaires ont acquis - par l’art.IV – le droit à l’accès à la technologie de l’atome pacifique. Une fois cette technologie acquise, il est relativement facile de passer à la technologie de l’atome militaire. Seul l’engagement moral peut alors l’empêcher. Or, toute nation conserve la liberté de dénoncer le traité à chaque instant , et lorsqu’on est obligé de constater que les deux grandes puissances nucléaires n’ont pas tenu leur engagement-elles s’étaient engagées à entrer à une date approchée dans la voie du désarmement – les autres puissances signataires sont-elles tenues à tenir le leur ?

Si le surarmement actuel des deux grands se poursuit – et nous assistons aujourd’hui même à une nouvelle phase de son intensification – la prolifération devient inévitable. Malgré les efforts des scientifiques et d’autres instances de bonne volonté, l’avenir des hommes s’assombrit. »
 

 

La sombre prédiction, hélas, s’est accomplie et l’accès à la technologie nucléaire civile a permis à Israël, à l’Inde, au Pakistan, à la Corée du Nord d’accéder à la bombe. D’autres nations s’y préparent encore actuellement. C’est ce que dénonçaient Stéphane Hessel et Albert Jacquard dans leur livre publié en 2012 : « Exigez ! Un désarmement nucléaire total ». Le TNP « est fondé sur une base qui est, d’une part, injuste et, d’autre part, perverse » , affirment-ils.

 

Injuste car « de quel droit les cinq États initiaux, déjà abondamment détenteurs d’armes nucléaires, pouvaient-ils demander aux autres pays de s’engager à ne jamais se pourvoir d’aucune arme nucléaire si eux mêmes n’étaient pas prêts à y renoncer réellement ».

 

Perverse car « le nucléaire civil es une voie privilégiée pour le nucléaire militaire [.] les équipements fournis par le Canada ont servi à l’Inde pour se doter de l’arme nucléaire, la France a collaboré, entre autres, avec Israël sur de nombreux aspects... »

 

Sans aucun doute, cette injustice et cette perversité, les militants qui dénonçaient, à la fois, le projet de centrale nucléaire à Plogoff et le perfectionnement des armes nucléaires à l’Île Longue, les avaient bien perçues.

 

Le deuxième texte transmis par le professeur Kastler, sous sa signature, était une préface à un article du physicien Pierre Lopez. « L’énergie nucléaire est entrée dans l’histoire humaine avec la bombe d’Hiroshima. Elle reste dans notre esprit indissolublement liée aux effets diaboliques de cette bombe qui, en une fraction de seconde, a anéanti une centaine de milliers de vies humaines. Cette liaison fait comprendre sur la plan psychologique la levée de bouclier passionnelle dans l’opinion publique contre l’emploi pacifique de l’énergie nucléaire. Cette crainte est-elle fondée ou non ? », écrivait-il en introduction. Il citait ensuite un long texte de  Victor Weisskopf, ancien directeur du Centre Européen de Recherches Nucléaire (CERN), à Genève. Le texte est sans concession. La course aux armements nucléaires « C’est l’apothéose de l’irrationalité et de l’antilogique : c’est le triomphe de la démence » nous dit-il.

 

S’il ajoutait que « Par comparaison avec cette menace écrasante, la controverse sur l’énergie nucléaire fait figure de bagatelle », la phrase finale du texte de Victor Weisskopf, cité par A.Kastler,   ne pouvait que mettre tout le monde d’accord : « L’énergie nucléaire présente peut-être trop de risques ; peut-être n’en présente-t-elle qu’assez peu ; je ne prétends pas connaître la réponse. Mais ce que je sais , c’est que des stocks de dizaines de milliers de bombes présentent un risque insupportable. »

 

Le texte date de 1978, depuis nous avons connu Tchernobyl et Fukushima et à nouveau la menace de guerre nucléaire brandie par le président de la Russie. Avec A.Kastler et V.Weisskopf, comment de pas regretter le fait que la mobilisation contre le nucléaire militaire ne rencontre pas la même audience que celle contre les centrales nucléaires.  Les mobilisations contre les nucléaires, tant le civil que le militaire, restant d’une brûlante actualité, on ne peut qu’espérer qu’ils se rejoignent au plus vite.

 

Gérard Borvon
18 janvier 2025

 

La lettre de Alfred Kastler.

 

 

 

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