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Benoît Pélopidas : « Il faut prendre au sérieux la possibilité d’escalade nucléaire »
07 mars 2022 | PAR Yaël Hirsch
 

Auteur notamment de Repenser les choix nucléaires. La séduction de l’impossible, paru aux Presses de Sciences Po en ce début d’année, et fondateur du programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges) à Sciences Po (CERI), Benoît Pelopidas a fondé le premier programme de recherche sur les questions nucléaires en France qui soit indépendant et transparent sur ses sources de financements et qui évite le conflit d’intérêts en n’acceptant des financements que sur la base de l’évaluation académique des mérites de la recherche conduite.

Il travaille depuis quinze ans sur la question des représentations du nucléaire. Il interroge la manière dont les discours et les savoirs qui lui sont affiliés impactent nos choix politiques. À l’heure où Poutine a brandi la menace nucléaire pour dissuader d’autres États d’entrer en guerre pour défendre l’Ukraine, il nous rappelle que si le droit et la morale sont du côté des Ukrainiens, la dissuasion en retour n’assure pas la protection. Le jeu de l’escalade ouvre un risque maximal.

Pouvez-vous nous expliquer le mot « dissuasion » nucléaire ?

C’est un très bon point de départ. En France, on a pris l’habitude d’appeler l’arsenal nucléaire la dissuasion, et donc de supposer que la menace de représailles nucléaires, par définition, dissuade toujours. Et que l’arme nucléaire sert uniquement à dissuader, tandis que des menaces non-nucléaires ne dissuadent pas. Or il faut distinguer les intentions et les effets. Parler de la dissuasion pour désigner les arsenaux nucléaires, c’est supposer que ce système a toujours les effets désirés et jamais aucun autre. On pourrait même en déduire que la menace nucléaire dissuade de tout, ce que chaque décennie de l’âge nucléaire a prouvé faux. La liste est longue des États qui n’ont pas été dissuadés d’en attaquer d’autres par la connaissance de la possibilité de représailles nucléaires. Mieux vaut se poser les questions : dissuader qui, de faire quoi, avec quels moyens, avec quels effets non désirés prévisibles ? On se berce d’illusions, on réduit les possibles et on suppose une arme parfaite si on dit juste « la dissuasion ». On suppose alors à tort un contrôle parfait sur les armes et l’existence d’une capacité de protection des populations qui n’est plus là depuis les années 1960 et le couplage des missiles balistiques avec des explosifs thermonucléaires. Au fond, la dissuasion nucléaire, c’est une stratégie fondée sur la menace, un pari sur la vulnérabilité comme condition de la sécurité qui suppose que ladite menace va effrayer l’adversaire, que cette peur va le rendre prudent et qu’aucun des partis ne va perdre le contrôle ou subir d’explosion nucléaire accidentelle. La stratégie du bord du gouffre suppose que l’on connaît les lignes rouges de l’ennemi. Si l’on parle de dissuasion comme stratégie, en impliquant des armes nucléaires, il s’agit au fond de deux promesses : d’abord promettre à l’adversaire que s’il franchit une ligne rouge particulière on lui causera des dommages inacceptables ; et ensuite, s’il ne franchit pas la ligne rouge, la promesse est de ne pas lui causer ce type de dommage. Vous voyez donc l’importance de l’absence d’explosions accidentelles ou non autorisées. La clé est de comprendre que dissuasion ne veut pas dire protection mais pari sur une vulnérabilité.

Et donc, la menace nucléaire proférée par Poutine, c’est de la dissuasion ?

Si on considère que ça s’adresse aux États de l’OTAN, et à l’Union européenne, on peut en effet considérer que l’objectif était de les figer sur place, de les dissuader d’emblée d’entrer dans le conflit. De ce point de vue-là, c’est brandir la menace de représailles nucléaires pour sanctuariser un territoire et pour empêcher une évolution du conflit qui serait défavorable au pouvoir russe. Mais encore une fois, ne supposons pas que ce sera l’effet ou le seul !

Pourquoi avons-nous été tellement saisis ? La menace nucléaire avait-elle disparu ? Quand on parle de l’Iran ou de la Corée du Nord, il n’y a, semble-t-il, pas le même effroi…

Je vais répondre de trois façons. Le premier élément est le cœur de mon travail : la possibilité de la catastrophe nucléaire n’a jamais disparu, mais elle est difficile à croire. D’abord parce que l’imagination est limitée. C’est ce que le philosophe Günther Anders appelait « le décalage prométhéen ». Ensuite, parce que le discours officiel et le discours des experts renversent la pratique de la dissuasion et la vulnérabilité nucléaire en un discours de protection. Nous sommes arrivés depuis les années 1990 à réduire la menace nucléaire à une menace de prolifération horizontale. Ce discours, partagé par les officiels, la presse et les experts, semble se diffuser dans l’opinion. J’ai conduit une série de sondages dans neuf États européens en 2018 et 2019, qui montre de manière consistante que plus de 40% des sondés croient à tort que l’Iran possède l’arme nucléaire. Enfin, il y a une troisième raison pour expliquer comment la menace de destruction nucléaire est sortie de notre champ des possibles : l’extériorité des armes nucléaires et de leurs effets par rapport à la vie de nos concitoyens. En effet, depuis 1980, les essais nucléaires ont lieu de manière souterraine, on ne les voit plus. Et si l’on cumule l’extériorité, les limites de l’imagination et le fait que les experts para-officiels ont pour fonction de rendre la dissuasion crédible, nous partageons et nous croyons une rhétorique de la protection. Du coup, nous ne voyons plus la vulnérabilité matérielle et la possibilité persistante de la catastrophe Pour revenir au sondage dont je parlais tout à l’heure, une grande partie des citoyens, près de 40 %, ne s’est jamais soucié de la menace d’une guerre nucléaire.
C’est le contexte qui existe quand éclate la guerre en Ukraine. Toute une série de choses inconcevables ont lieu, notamment une guerre sur le sol européen qui suit une invasion. Alors, quand le dirigeant à l’origine de ces choses inconcevables semble « non-dissuadable » et brandit la menace nucléaire, tout le monde est terrifié.

Dans le cas de l’Ukraine, qu’est-ce qui se passe exactement du côté européen en termes de nucléaire ? Alors que l’Europe n’a pas d’armée, cela se passe-t-il nécessairement dans le cadre de l’OTAN ?

En termes militaires, l’UE a déjà pris des positions fortes et claires, à la fois en annonçant l’envoi de 450 millions d’euros d’équivalent d’armes aux Ukrainiens. La question qui se pose est celle de l’acheminement, dans la mesure ou l’armée russe semble avoir la maîtrise des airs et a fermé l’accès par la Pologne. Il y a une réponse en termes d’accueil des réfugiés, d’accueil humanitaire et de possibilité d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Et enfin des réponses et des secours organisés pays par pays.

Et face à la menace nucléaire, quelle est la réponse de l’UE ?

L’UE a débloqué 450 millions d’euros pour fournir des armes à l’Ukraine, la présidente de la Commission européenne a annoncé soutenir l’adhésion de l’Ukraine à l’Union ainsi qu’un système d’accueil des réfugiés, et elle a déployé des sanctions économiques contre la Russie. Il faut établir à quel type d’adversaire on a à faire. Peut-on le dissuader de poursuivre des buts de guerre illégaux ? Par quels moyens ? N’oublions pas que les armes nucléaires ne sont pas les seuls instruments mobilisables au service d’une stratégie de dissuasion. La menace nucléaire va-t-elle susciter chez lui de la peur, le rendant prudent, ou de la colère, l’invitant à l’escalade ? En l’état, dans la mesure où les forces de l’OTAN ne sont pas encore en contact avec les forces russes, on n’est pas encore dans un rapport de dissuasion nucléaire direct. Mais le risque de l’escalade est une question à poser. Le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères de la République française, Jean-Yves Le Drian, s’est exprimé comme s’il était évident de montrer les muscles, quand les plus grands experts de la Russie suggèrent que cela pourrait être contre-productif. Le problème est d’éviter le paradigme du dirigeant désespéré. Il faut se souvenir de la lettre de Castro à Nikita Khrouchtchev le 26 octobre 1962, au moment où Castro est persuadé que les USA vont envahir ou bombarder Cuba. Il écrit à Khrouchtchev que, s’ils envahissent et occupent Cuba, il faut déclencher la guerre nucléaire pour éviter que les Américains ne le fassent en premier. Avec Poutine, nous sommes dans le cas où, s’il pense que tout est perdu et qu’il n’y a pas de voie de sortie acceptable, il est possible qu’il soit prêt à utiliser une arme nucléaire tactique dans le but d’arrêter la guerre. Par ailleurs, il faut être prudent et ne pas faire de menaces qu’on n’est pas prêt à tenir, si l’on veut aboutir à un règlement du conflit qui ne soit pas dans la surenchère nucléaire.

Du coup, comment défend-on l’Ukraine sans être dans la surenchère nucléaire ?

La menace nucléaire n’est pas un moyen de défense, c’est une forme de gestion de crise qui joue avec un risque et ce n’est certainement pas la seule. Les États-Unis ont ici annulé un tir prévu de missile balistique, ce qui évite des erreurs de perception et, dans le même but, le Pentagone a mis en place une ligne directe avec le ministère de la défense russe le 1er mars 2022 dans l’espoir d’éviter les incidents, l’escalade par inadvertance et les erreurs de perception. La France a mené l’exercice Poker comme prévu. Mais là, on s’écarte de ce que la recherche peut établir et on est plutôt dans la reprise d’éléments factuels. Le porte-parole des armées a parlé d’une aide financière – 300 millions d’euros –, et d’une aide humanitaire en apportant des produits de première nécessité, de l’alimentation. Sur le plan militaire, la France a annoncé aider le peuple ukrainien en lui apportant du matériel : protection individuelle (casques, gilets pare-balles), des kits médicaux, des équipements de déminage.

Par ailleurs, on a suivi la semaine dernière l’occupation du territoire de Tchernobyl. La région dévastée par la centrale nucléaire est-elle un objectif stratégique particulier ?

C’est un territoire à proximité de la frontière biélorusse, qui était défendu par l’armée ukrainienne et devait être sécurisé avant l’offensive sur Kiev. Mais par ailleurs si l’on pense au danger nucléaire en Ukraine, il faut penser à la possibilité d’escalade accidentelle non autorisée, mais il faut aussi penser à ce qui pourrait arriver aux centrales nucléaires et aux déchets radioactifs dans le pays. Le sujet de Tchernobyl, du fait de l’accident de 1986, ce n’est pas le danger nucléaire le plus important en Ukraine, même s’il y a du combustible irradié et des déchets à proximité. Le pays compte 4 centrales nucléaires en opération, soit 15 réacteurs qui produisaient plus de la moitié de l’électricité en Ukraine en 2020. Tchernobyl est situé au sein d’une zone d’exclusion qui est susceptible de minimiser les effets de ce qui pourrait se passer dans cette zone, ce qui n’est pas le cas des autres sites. Les autres centrales peuvent être affectées dans le cas d’une attaque délibérée, d’un accident ou d’une explosion due au conflit. Une attaque délibérée semble peu probable. Une attaque sur le réseau électrique de l’Ukraine pourrait également affecter le système de refroidissement des réacteurs en opération, et donc causer des problèmes en termes d’accident possible et de maintien d’un niveau d’opération normal de la centrale. Comme nous l’avons vu depuis, un bâtiment du complexe nucléaire de Zaporijia a été touché par des frappes russes, ce qui a produit un incendie, qui a fort heureusement été éteint. Les réacteurs n’ont pas été touchés et nous n’avons pas de signe d’augmentation du niveau de radioactivité mais le risque demeure.

Est-ce que nous revivons vraiment une séquence de la guerre froide ? Revit-on une histoire passée ou est-on en train d’écrire la nôtre ?

Il y a un enjeu politique et stratégique à présenter cette histoire comme une répétition. Ce qui est nouveau, si l’on parle de changement technologique, c’est le rôle des cyber-attaques et des missiles hypersoniques et le fait que, dès 2015, en Ukraine, il y a eu des cyber-attaques sur les infrastructures fondamentales du pays. S’y ajoute l’effacement de la distinction claire entre nucléaire et non-nucléaire sur le sol européen avec la fin du traité sur les forces nucléaires intermédiaires en 2019. Ce traité de 1987 nous a permis, pendant plus de trente ans, d’avoir confiance dans le fait que tout missile à portée intermédiaire basé à terre sur le territoire européen n’était pas porteur d’une charge nucléaire.

Ensuite, en termes de connaissance sur le passé nucléaire, depuis les années 1990, on a appris a posteriori qu’il y a eu un grand nombre de cas où on a évité des explosions de bombes nucléaires non désirées et on a découvert que ce qui a évité la catastrophe ne sont pas nécessairement des pratiques de contrôle, mais des facteurs indépendants : la non-concomitance de défaillances techniques ou une désobéissance humaine ont sauvé la situation. Nous avons appris que notre degré de contrôle sur l’armement nucléaire et les crises qui l’impliquent étaient moindres que ce que nous avions cru jusqu’à présent. Nous aurions donc dû retenir la leçon des limites de notre contrôle sur les armes et les crises. La fin de la guerre froide a abouti à une réaffirmation par les États dotés du rôle des armes nucléaires comme conditions de leur sécurité dans un contexte où ils disaient craindre une prolifération opaque qui n’est pas advenue. Voyons comment la lutte pour les leçons à tirer de cette guerre va redéfinir le rôle des armes nucléaires comme instruments de sécurité ou sources de menace pour la sécurité à venir.

Poutine prône la dissuasion nucléaire, mais lui, il n’y serait pas sensible ?

Je ne veux pas m’avancer dans la psychologie de Poutine, mais il ne faut pas oublier une asymétrie essentielle : il y en a un qui peut causer une explosion nucléaire sur le sol ukrainien voire causer la fin de la civilisation telle qu’on la connaît. L’Ukraine a politiquement, moralement et juridiquement raison, mais l’autre camp peut causer des dommages inacceptables à la planète entière. En plus de la possibilité d’escalade entre la Russie et l’OTAN, la possibilité d’emploi d’armes nucléaires tactiques en Ukraine demeure. Si nous ne pouvons pas établir avec certitude que la notion d’« escalader pour désescalader » fait partie de la doctrine nucléaire russe, il existe néanmoins des documents militaires russes qui prévoient qu’en cas de guerre régionale où la Russie serait mise en difficulté, utiliser une arme nucléaire est envisageable dans l’espoir de mettre fin à la guerre. Sur ce point, la similitude entre les conditions dans lesquelles l’emploi d’armes nucléaires russes est considéré dans un document publié en juin 2020 intitulé « principes fondamentaux de la politique de l’État sur la dissuasion nucléaire », rendu public, et les motifs de l’invasion invoqués dans le discours de Vladimir Poutine le 23 février, ouvre une possibilité d’emploi d’armes nucléaires tactiques. Dans le document de juin 2020, il y a une section qui explicite les conditions dans lesquelles la Russie utiliserait une ou des armes nucléaires. Elle inclut une guerre conventionnelle qui menace « l’existence même de l’État ». Et c’est en ces mêmes termes que Vladimir Poutine a défini la menace à laquelle il dit faire face en annonçant l’invasion de l’Ukraine le 23 février. Quel explosif serait utilisé n’est pas clair, ou si ce serait une simple démonstration ou pas non plus, mais supposer d’emblée que ce n’est que de la gesticulation et supposer l’impossibilité d’un tel événement, c’est indûment optimiste. Je me permets de vous donner ces précisions importantes après les avoir vérifiées auprès d’éminents collègues russophones et spécialistes du programme nucléaire russe mondialement reconnus. Il nous faut donc défendre la liberté politique contre les annexions sans jouer avec le risque d’escalade nucléaire en imaginant que nous le contrôlons.

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